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lançait des flèches contre les nuages, et plus d’une fois ces flèches retombèrent ensanglantées.


III

J’avais passé près de six mois à Rio-Hacha sans faire d’excursions importantes et sans pouvoir m’occuper du but principal de mon voyage. Je trouvai enfin une occasion favorable pour me diriger vers la Sierra-Negra, l’une des grandes chaînes des Andes, qui commence à quarante lieues au sud de la ville. Un matin je me mis en route, portant dans une muchila[1]quelques livres et une bouteille d’eau. Seul, à pied, je me sentais plus à l’aise dans cette libre nature tropicale. Du reste, d’étape en étape, je devais retrouver des amis que je connaissais déjà, ou pour lesquels on m’avait donné des lettres d’introduction. À Treinta, village de mille habitans situé au pied des collines de San-Pablo, je descendis chez un compatriote, étrange personnage qui plus tard ne se conduisit pas toujours d’une manière honorable. El señor Julio se vantait de descendre de la célèbre Ninon de Lenclos. Petit, maigre, pâle, affligé d’une toux sèche comme un poitrinaire, il semblait toujours à la veille de rendre le dernier soupir, et cependant il jouissait en réalité d’une santé singulièrement robuste. Quelle avait été sa vie passée ? On l’ignorait ; jamais il ne raconta dans quelles circonstances il avait quitté la patrie. Depuis son arrivée dans la Nouvelle-Grenade, il exerçait à la fois trois professions : il était médecin, négociant et chasseur. Trop ignorant pour traiter les malades dans une ville comme Rio-Hacha, où se trouvaient déjà plusieurs médecins ayant, sinon de la science, du moins une longue pratique, il parcourait les villages voisins, Soldado, Treinta, Barbacoas, s’installait à côté du hamac des patiens, les saignait de gré ou de force, et leur faisait avaler ses drogues. Sa qualité de Français, la lenteur doctorale avec laquelle il s’exprimait, surtout la santé dont il jouissait, lui assuraient une grande influence sur l’esprit de populations grossières. En outre, il professait une thérapeutique d’une extrême simplicité, et par cela même plaisait aux paysans, qui aiment à suivre en toute chose une espèce de routine. Pour el señor Julio, il n’existait que deux genres de maladies, celles qui proviennent d’un excès de chaud et celles qui sont causées par le froid ; il n’existait non plus que deux genres de moyens thérapeutiques, los calientes et los frios. Dans une région comme la plaine de Rio-Hacha, composée de terres sablonneuses qui reflètent les rayons d’un soleil

  1. Espèce de gibecière tressée par les Indiens Aruaques avec les fibres de l’agave.