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car tu n’as jamais rien vu de pareil. Il n’y a chose aussi belle au monde que de voir travailler tous ces gens-là, si vifs, si adroits, si savans ou si soigneux chacun dans sa partie : les uns vous retirant de la claie une petite couche de bouillie qu’ils savent étendre et manier comme une étoffe ; les autres vous tortillant une barre de métal brut et se la passant de main en main si vite et si bravement façonnée, qu’en moins de vingt minutes vous la voyez changée en un outil commode, léger, solide, reluisant et enjolivé à souhait ! Et moi, je croyais rêver… Je passai ma journée à regarder sans m’en lasser l’industrie de toutes ces mains habiles qui avaient l’air de jouer avec ce qu’il y a de plus résistant comme avec ce qu’il y a de plus souple et de plus mou, l’acier trempé et la pâte claire. Je crois que le papier m’étonnait encore plus que la coutellerie ; mais le fer me parut plus mâle, et je fus content d’être destiné à cela par mon parrain.

Dès le lundi matin, il m’emmena au travail. Tu sais quel homme c’est, le père Laguerre, et comme il s’escrime encore avec rage contre le fer et le feu malgré ses soixante-douze ans. Il me commanda de le regarder, et quand j’avais une distraction, bien naturelle à mon âge, il criait à me faire trembler et me menaçait de son marteau comme s’il eût voulu me fendre la tête.

Je n’eus pas longtemps peur de lui. Je vis bientôt que c’était l’homme le meilleur que j’eusse encore rencontré, et qu’en ayant toujours l’air furieux, il me couvait des yeux comme l’enfant de son cœur. Je n’abusai guère de sa bonté. L’ennui de ne rien faire me donna vite l’envie de travailler. J’étais jaloux de voir des enfans plus jeunes que moi se rendre déjà utiles et se montrer très adroits. Je craignais un peu d’être moqué par eux ; mais l’émulation me fit surmonter la honte, et tu sais que j’ai appris mon état aussi vite que ceux qui avaient commencé longtemps avant moi. Voilà donc douze ans déjà que je travaille ! Il y en a déjà quatre que je gagne presque autant que les plus habiles, et que ma bonne conduite me permet de faire un peu d’économies. Personne n’a à se plaindre de moi ; les maîtres me témoignent de la confiance, et j’aime mon état. Je sais, je sens que le travail est une belle chose, enfin j’ai tout ce qu’il faut pour me trouver heureux, et, si je ne le suis pas, je reconnais qu’il y a de ma faute !… Gaucher allait répliquer et interroger son camarade sur cette dernière réflexion, où il voyait revenir l’ennui secret d’une âme inquiète, lorsque la cloche de la fabrique avertit les ouvriers que l’heure du repas était finie. Quoiqu’ils fussent presque tous payés à la pièce et non à la journée, la cloche rappelait le devoir à ceux qui désiraient bien faire, et Gaucher, après avoir reporté l’écuelle à