Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 26.djvu/533

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Parce qu’il est très courageux et très habile, reprit en souriant Tonine, qui avait failli dire : parce qu’il n’aimera jamais personne !… Mais moi, ajouta-t-elle, c’est mon idée de ne pas sortir de mon état. Hélas ! vous savez bien que j’ai sujet de me méfier après ce que j’ai vu si près de moi ! Je ne prétends pas qu’il soit impossible à un enrichi de se bien conduire dans son ménage ; mais je crois une chose : c’est qu’il est très difficile à un bourgeois de se contenter toujours d’une fille d’ouvrier. Nous sommes trop simples, nous ne savons pas causer ni porter le chapeau. Les dames nous trouvent gauches et se moquent de nous. Moi aussi je suis fière, c’est mon défaut ; je veux épouser mon pareil, et jamais un compagnon qui pense à la ville haute ne sera mon mari. Voilà tout ce que j’avais à dire ; vous voyez, Sept-Épées, qu’il n’y a pas de quoi vous offenser. Chacun a son goût et sa volonté, je vous prie de ne pas m’en vouloir et de ne plus songer à moi.

Là-dessus, la Tonine se retira, quelque chose que pût lui dire Gaucher. Lise, qui était venue s’asseoir sur le banc, voulait aussi la retenir, car elle croyait avoir deviné qu’au fond du cœur sa cousine aimait le beau compagnon ; mais tout fut inutile. Tonine voyait bien que Sept-Épées la retenait faiblement et craignait qu’elle ne se ravisât.

— Allons ! dit Gaucher quand elle fut partie, c’est une drôle de fille, et je ne la croyais pas si raisonneuse et si entêtée. Elle a eu l’esprit frappé par ce qu’elle a vu chez sa pauvre sœur ; mais elle raisonne mal en ce qui te concerne, et tu feras aussi bien, mon camarade, de ne plus t’en tourmenter. Une femme qui a ces idées-là ne te convient point. Elle t’empêcherait de parvenir.

— Tu crois donc. Gaucher, reprit Sept-Épées tout rêveur, que je suis destiné à parvenir, moi ? Prends garde ! si je me trompais, il ne faudrait pas m’encourager !

— Mon cher ami, répondit Gaucher, je ne sais pas quelle découverte tu as pu faire, et, comme je n’entends pas grand’chose à la mécanique, je serais mauvais juge de tes inventions ; mais il y a une chose que je t’ai dite ce matin et que je te redis ce soir, la croyant sûre : c’est qu’en gagnant douze francs par jour on peut, au bout de quelques années, avoir devant soi quelques billets de mille, s’associer et monter un atelier à soi. Après ça, on s’en tire plus ou moins bien ; mais rien n’empêche qu’on ne réussisse, et moi je ne suis pas de ceux qui disent qu’on a tort de le vouloir. C’est le droit de l’homme de chercher à être heureux, et c’est peut-être le devoir de celui qui a des moyens. Le bonheur des uns, c’est l’encouragement des autres, et si ceux qui peinent n’avaient pas devant les yeux ceux qui se reposent, ils perdraient le courage. Suis donc ton che-