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il serait venu à coup sûr. Nous nous sommes toujours écrit, et il a toujours été dans mes intérêts. Je suis plus en peine de lui que de moi. Hélas ! quelle honte pour lui ! Je voudrais qu’il laissât le monde, se retirât dans une maison religieuse. » Elle lui écrivit, sous les yeux de Pirot, une lettre tendre où elle lui disait « qu’elle mouroit d’une mort honnête que lui attiroient ses ennemis. » Pirot lui fit effacer cela.

Quelque dévote qu’elle fût, elle savait peu sa religion. Les textes historiques de l’Écriture que lui citait Pirot ne lui présentaient aucun sens. Elle n’avait rien lu de l’Ancien Testament ; du nouveau, elle n’en avait lu qu’un peu à Liège « pour se désennuyer. » De morale, encore moins. Elle avait grand’peine à comprendre ce que c’est que le pardon des injures. Pirot assure qu’il la pressa de dire ce qu’elle savait sur Penautier ; elle répondit avec précision, non qu’elle le savait innocent, mais qu’elle ne le savait pas coupable. « S’il est coupable, je n’en connais rien[1]. » Du reste, l’intérêt visible de M. Pirot l’avait touchée et peu à peu lui desserrait le cœur. Elle se mit à lui dicter sa confession générale et lui avoua ce qu’elle voulait avouer aussi aux juges le lendemain : « qu’elle avait empoisonné son père, fait empoisonner ses frères, et pensé empoisonner sa sœur (sa belle-sœur, selon toute apparence). » Elle ne pouvait dire la composition des poisons ; il y entrait des crapauds, quelques-uns n’étaient autre chose « que de l’arsenic raréfié. » Rien n’indique qu’elle se repente. Elle croit « que sa prédestination, était attachée à son arrêt de mort, » sans doute aussi que le crime était écrit d’avance, que crime et jugement, toute sa destinée avait été fatale. Elle prie que les juges lui pardonnent sa fière attitude. Elle ne peut être humble, quoi qu’elle fasse. « Je suis encore attachée à la gloire du monde… J’ai en moi un esprit ambitieux, qui ne cherche que l’honneur. » Étrange honneur, qui la conduisit là !… Elle fait encore un aveu fort bizarre, mais de grande franchise et de nature, touchant dans ce terrible jour : c’est qu’elle est toujours femme, tendre encore, « qu’en certains momens elle ne peut regretter d’avoir connu celui qui la perdit. »

Trois mots sont peut-être la révélation de sa destinée : fatalisme religieux, magnétisme physique, gloriole (ce qu’elle appelle honneur). Sainte-Croix, échappé de la Bastille et craignant d’y rentrer, lui fit empoisonner le père Aubray, sévère et redouté censeur de la famille. Puis la ruine de son mari, la honte qu’elle avait d’être ravalée, poursuivie, la poussèrent à vouloir remonter à tout prix : elle laissa Sainte-Croix empoisonner ses frères, dont (sans la belle-sœur) elle aurait hérité.

  1. Manuscrit Pirot, f° 59-61.