Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 26.djvu/563

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« Il prit le corps tout habillé et la tête bandée, et les descendit pour les mettre au bûcher. J’aurais voulu ne pas rester là pour ne pas voir cela ; mais il m’empêcha de descendre, me dit que, quand la foule serait un peu éclaircie, il me conduirait lui-même et me mettrait en pays de sûreté.

« Je demeurai sur l’échafaud assez embarrassé, détournant mes regards vers l’Hôtel-de-Ville. J’étais seul là debout, faisant une méchante figure, ne sachant à quoi m’occuper. Je descendis pour être moins en vue ; mais je ne fus pas au pied de l’échelle que je me vis accablé de gens qui se jetaient sur moi pour approcher du bûcher. Je fus heureux de remonter pour échapper à cette foule, qui pensa m’étouffer. Je restai un demi-quart d’heure. Enfin le bourreau, trouvant la Grève un peu éclaircie, me donna la main pour descendre, et me la tint toujours jusqu’à ce qu’il m’eût mis hors la place. M. Santeuil m’y prit, et je remerciai le bourreau. »


Beaucoup de gens respirèrent après l’exécution. Le silence était sûr désormais. Penautier spécialement était en bonne situation. Le spirituel chevalier de Grammont avait fort bien tiré l’horoscope de son procès, disant : « Penautier est trop riche pour être condamné. » Mme de Sévigné, qui paraît penser de même, dit qu’un monde entier travaillait, remuait ciel et terre pour lui. Il n’avait plus à craindre que les indiscrétions de la Brinvilliers appuyassent la veuve Hanyvel. Dans son accusation tardive, celle-ci n’avait plus de témoins à citer ; elle-même s’était d’avance ôté crédit par un déplorable traité avec celui qu’elle accusait. Sans fortune, ayant des enfans, se voyant ruinée par la mort inattendue de son mari, elle avait composé avec l’homme qu’on soupçonnait de cette mort. Sur la promesse que faisait Penautier de lui faire part dans les profits de sa charge, elle l’avait elle-même recommandé aux évêques. Et voilà que, huit ans après, elle venait l’accuser ! Il l’accablait d’un mot : « Comment à cette époque m’avez-vous accepté, appuyé ? » Elle disait seulement : « J’étais pauvre, et j’ai dû nourrir mes enfans. » Il aurait dû, pour son honneur, ayant d’ailleurs si peu à craindre, faire éclater son innocence au grand jour d’un jugement public en parlement. Il préféra un procès à huis clos, obtint que l’affaire serait évoquée au conseil. Elle y fut promptement étouffée, enterrée (1677).

Tout cela restait louche, et le peuple obstiné soutenait que l’affaire des poisons n’était point encore éclaircie. Le mot de la Brinvilliers était connu : « Si je parlais, je perdrais la moitié de la ville. » Le parlement n’écoutait pas ces bruits. Une chose pourtant le ramena sur le terrain qu’il évitait : les concurrences effrontées, impudentes, les bruyantes rivalités de ceux qui faisaient métier du poison. Il y avait des maisons connues d’amour et d’aventures, d’accouchement et d’avortement. Les dames qui les tenaient, obligeantes pour tous les besoins, avaient, par un progrès naturel, étendu leur primitive