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qui n’était pas hors d’âge a pu trouver sa place dans la flotte nouvelle. Mais voici qu’une troisième marine vient soudain détrôner celle que nous achevons à peine de construire. Après avoir scié en deux nos bâtimens pour leur donner la force de porter une machine, il faudra leur retrancher un ou deux étages pour leur donner la faculté de porter une cuirasse. Nos bassins se trouvent aujourd’hui trop étroits, notre artillerie est à réformer, nos côtes sont sans défense, et après avoir coûté à peine cinq cent mille livres du temps de Louis XIV, les vaisseaux vont coûter sept millions, en attendant peut-être qu’ils en coûtent quinze ou vingt, comme le Great-Eastern !

Le vertige ne vous saisit-il pas quand vous abordez ces questions ? J’y découvre néanmoins, pour ma part, un symptôme rassurant : c’est la facilité qu’a montrée jusqu’ici le matériel naval à se plier aux exigences des découvertes les plus inattendues. Si je l’eusse trouvé moins souple, moins prompt à se métamorphoser, je me serais senti peu disposé à le favoriser dans son développement ; mais du moment que l’accumulation de ce matériel dispendieux n’engage en aucune façon l’avenir, du moment qu’elle constitue sous une forme essentiellement élastique et changeante des richesses réelles, je me reprocherais de jeter le moindre doute sur l’efficacité de nos sacrifices. Cependant, en présence des incertitudes auxquelles le matériel naval est en proie, on ne trouvera point inopportun sans doute que nous cherchions à détourner un peu l’attention du pays vers ce côté non moins important et plus intéressant peut-être de la marine, le personnel naval. Peut-être en racontant, dans ses plus intimes détails, l’existence laborieuse d’un marin, ai-je déjà réussi à faire comprendre, à ceux qui ne connaissaient encore qu’imparfaitement les exigences de notre profession, qu’une marine ne se compose pas seulement de bois, de cordages et de fer, mais qu’elle se compose avant tout d’hommes dont l’éducation réclame de longues années, et qui méritent à tous les titres les sympathies de leurs compatriotes. C’est cette pensée, cette pensée surtout, qui m’encourage à poursuivre un récit que j’avais d’abord eu l’intention de terminer avant d’arriver à une époque aussi rapprochée de la nôtre. Saurait-on bien d’ailleurs ce que peut être la vie de l’homme de mer, si l’on se bornait à l’étudier dans ces riantes années où tout est joie et soleil, où les déceptions ne laissent pas de traces, où l’avenir, comme le présent, ne semble jamais vous souhaiter que la bienvenue ? C’est vers le soir de l’existence que se pressent les épreuves amères, et si mes souvenirs pouvaient donner quelque force au marin engagé dans ces luttes suprêmes, ils auraient atteint leur but.

J’ai toujours servi très activement, j’ai rempli mes missions à la satisfaction de ceux qui m’avaient employé, et cependant, depuis le