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avec laquelle nous sommes arrivés à travailler les métaux, les rêves de 1824 sont devenus des réalités en 1855. Nos vaisseaux, sans rien perdre de leur rapidité, vont s’armer de pied en cap et revêtir une cuirasse de fer sur laquelle les plus gros boulets viendront s’amortir[1]. Voilà, je suis très porté à le croire, les futurs élémens de la flotte de ligne. Ne dédaignons pas cette coûteuse nouveauté. Comme tout ce qui peut tendre à renouveler de fond en comble le matériel naval, c’est la Providence qui nous l’envoie.

Quelle surprise ce siècle merveilleux nous réserve-t-il encore ? Ces bâtimens invulnérables iront-ils se heurter comme des béliers ? Les verrons-nous s’accrocher à l’aide de griffes de fer, s’unir par les ponts volans de Duillius, s’incendier par un nouveau feu grégeois ? A quelles luttes, en un mot, faut-il nous préparer ? Tout ce que nous avons appris est-il devenu inutile, et sommes-nous, dans notre spécialité de marins, devenus inutiles nous-mêmes ? S’il en était ainsi, je n’aurais pas à m’occuper du personnel naval. La marine ne serait plus qu’une question de matériel ; mais ce n’est pas la première fois que de pareils doutes réclament une réponse. Quand la cause de la marine à vapeur parut définitivement gagnée, nous dûmes nous demander si les études qui avaient occupé notre vie, si les connaissances qui faisaient de notre profession une spécialité complètement inabordable pour les profanes, n’allaient pas perdre une grande partie de leur importance. L’expérience a parlé. Les meilleurs marins d’autrefois sont restés les meilleurs officiers d’aujourd’hui. Seulement le métier, il faut bien le dire, est devenu accessible à un plus grand, nombre d’aptitudes. La science de la manœuvre, qui, dans la marine à voiles, était le privilège de quelques natures particulièrement douées, cette science si brillante et si délicate, à laquelle nous devions nos principales jouissances, s’est trouvée mise par le moteur nouveau à la portée des coups d’œil les moins prompts, des intelligences que la marine à voiles trouvait le plus rebelles. Les bons manœuvriers n’en ont pas été moins rares ; les manœuvriers suffisans sont devenus plus communs. En présence de cette révolution,

  1. Les Anglais ont, il est vrai, fabriqué récemment des canons dont les projectiles pleins traversent, assure-t-on, les plaques de fer les plus épaisses ; mais, sans compter que, pour obtenir cette pénétration, les boulots doivent être lancés de très près et frapper le métal normalement, il n’en reste pas moins aux navires cuirassés l’incontestable avantage d’être impénétrables aux obus, impénétrables aussi, dès que la distance augmente, aux projectiles pleins qui porteraient le ravage sur des navires en bois jusqu’au-delà de 5 ou 6,000 mètres. Le canon Armstrong n’est donc, par son immense portée, qu’un argument de plus en faveur des navires cuirassés.