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La Vierge et la sainte Anne ont cet air noble, tendre et un peu dédaigneux, ce sourire ineffable, ce regard souriant et voluptueux des femmes de Léonard, belles et profanes madones qu’on a si souvent reproduites sans pouvoir jamais les égaler !

Le type de la sainte Anne, de la Joconde, du saint Jean, serait-il une création spontanée du cerveau de Léonard ? ou bien le peintre aurait-il rencontré dans la nature cet idéal qu’il avait obscurément poursuivi jusqu’alors ? Une découverte faite il y a quelques années, et dans des circonstances assez bizarres pour mériter d’être rapportées, pourrait expliquer comment Léonard, qui choisissait pour ses têtes d’hommes les modèles les plus variés, a pour ses têtes de femmes adopté ce type unique, si facilement reconnaissable, et qui a tant embarrassé tous ceux qui se sont occupés de son œuvre. Parmi les tableaux appartenant au roi Louis-Philippe, et qui furent vendus aux enchères, se trouvait un beau panneau de cèdre sur lequel était peinte une figure qui paraissait médiocre. Un intelligent marchand de tableaux de Paris, M. Moreau, l’acheta, se doutant peut-être qu’un si grossier badigeonnage devait cacher quelque mystère. Le panneau nettoyé, on trouva une admirable peinture où je n’hésitai point, lorsque je la vis il y a quelques années, à reconnaître la main de Léonard. On a dit que ce tableau avait été recouvert par les ordres du duc d’Orléans, fils du régent, qu’il avait été relégué dans les greniers du Palais-Royal, où on l’avait oublié, mais que le roi Louis-Philippe savait par des papiers de famille qu’il devait posséder un ouvrage de Léonard, et qu’il s’en était souvent informé. Quoi qu’il en soit, cette peinture représente une femme à demi couchée, presque nue, évidemment faite d’après nature. C’est la Joconde, ce sont les mêmes traits, le même sourire de la bouche et des yeux, les mêmes merveilleuses mains. Si on ajoute qu’il existe deux portraits en buste et sans vêtemens de la même personne, l’un qui était dans la galerie Fesch, l’autre qui se trouve encore à l’Ermitage[1], que Mona Lisa Gherardini était la troisième femme de Francesco del Giocondo, qui l’épousa en 1495, que peu d’années plus tard Léonard de Vinci, encore presque jeune, ayant pour lui les séductions du génie, de l’esprit, de la beauté, se trouvait à Florence, que ce portrait, auquel il travailla ou fit semblant de travailler près de quatre ans, bien loin de rester entre les mains du mari, demeura la propriété du peintre, qui le vendit à François Ier 4,000 écus d’or (45,009 fr.), qu’enfin, à partir de cette époque, toutes les peintures et surtout les dessins[2] de Léonard offrent une ressemblance frappante

  1. Docteur Rigollot, Catalogue de l’Œuvre de Léonard de Vinci, p. 09.
  2. Voyez les dessins de la galerie de Florence qui, étant restés dans cette ville, y ont très probablement été faits.