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davantage encore de cette vieille, libre et aristocratique constitution qui a formé l’empire d’Angleterre et fondé les libertés anglaises ? Ce n’est pas mon opinion. Le noble lord, dans le département de l’état auquel il préside, reçoit chaque jour des informations qui doivent rembrunir son visage, et qui doivent lui apprendre que c’est une grande chose pour un ministre que de pouvoir s’adosser à d’anciennes institutions qui ont longtemps éprouvé leur puissance au choc des tempêtes. » Que l’on rapproche cette déclamation ironique, où l’exagération oratoire laisse voir au fond un souci sérieux et vrai, du discours de lord John Russell, et l’on s’assurera, comme nous, qu’un changement de cabinet ne suffirait point, dans les circonstances actuelles, à changer l’état moral de l’Angleterre.

L’alliance intime, il s’y faut donc résigner, est bien finie pour l’Angleterre et pour la France. Ce fait est grave bien plus par la situation générale qu’il crée que par les conséquences immédiates qui en peuvent résulter. De conséquences immédiates, nous n’en redoutons point. L’Angleterre est liée par ses institutions, par ses intérêts commerciaux, par l’esprit libéral qui l’anime depuis quarante ans, à une politique défensive : il n’y a point à craindre qu’elle prenne une initiative agressive dans les affaires d’Europe. D’ailleurs l’état actuel de l’Europe ne se prête point à des tentatives agitatrices et à la formation de coalitions. Avant tout, ce qui domine l’Europe, nous parlons de l’Europe officielle, c’est une immense lassitude. La défaillance de l’alliance anglo-française est en outre un incident considéré comme heureux par plusieurs cabinets, et que certains hommes d’état dirigeans voudront savourer à loisir avant de chercher à en tirer parti pour préparer des combinaisons nouvelles. La Russie et l’Autriche y trouveront d’abord une satisfaction et une consolation d’amour-propre. Si la France et l’Angleterre en 1854, avant la guerre d’Orient, ont pu considérer comme un beau coup de partie de séparer l’Autriche de la Russie, il n’est pas interdit à ces deux puissances de regarder aujourd’hui comme une revanche la dislocation de l’alliance anglo-française. L’alliance du Nord est détruite, disions-nous en 1856, et nous nous en applaudissions à bon droit ; l’alliance occidentale n’existe plus, peut-on dire à Pétersbourg et à Vienne, et ce n’est point aux Autrichiens et aux Russes de le déplorer.

La fatigue qui a envahi le monde aidant, on se contentera aussi longtemps que possible de ce stérile succès du dépit vengé ; mais la situation générale n’en sera pas moins gravement altérée : le mal de cette situation sera l’incertitude, l’incertitude dans les choses et l’incertitude dans l’opinion. À chaque incident nouveau qui se produira dans les affaires européennes, il faudra s’attendre à des combinaisons imprévues, à des chances ignorées de conflits ou d’alliances. Les difficultés et les périls des affaires en seront multipliés ; mais c’est surtout le mal des imaginations qui empirera. Les sociétés modernes, essentiellement commerciales, vivent sur le crédit, c’est-à-dire par des anticipations sur l’avenir ; elles ont besoin