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n’a aucun chagrin secret, mais elle est malade d’une maladie connue des lectrices de M. Feuillet, qui s’appelle la crise. Elle est maintenant sur le penchant de la jeunesse, et pleure la perte de ses illusions, ce qui équivaut à dire qu’elle regrette de ne pouvoir recommencer la vie. A-t-elle donc été malheureuse ? Nullement, mais autour d’elle personne ne la comprend. Elle a pour mère une vieille femme édentée, frivole et coquette, qui n’a pour toutes consolations à lui offrir que le conseil de se lancer tête baissée dans les distractions mondaines ; sa belle-mère est une vieille pharisienne, aussi désagréable que respectable. Son mari ne l’aime plus que par habitude. Il est vrai de dire qu’elle lui rend bien son indifférence, et lorsqu’elle se plaint et se lamente il lui répond qu’il ne peut pas passer sa vie à ses pieds avec une guitare, et qu’au bout de dix-huit ans de mariage il a cru pouvoir déposer la guitare. En cela, M. Gontran de Vardes ne semble pas dépourvu de raison, car notez bien que, dans l’état moral où est sa femme, elle serait la première à lui faire honte de sa guitare, s’il s’avisait de la prendre, et lui rappellerait avec une mélancolie dédaigneuse que ce rôle de troubadour ne sied plus à son âge. L’indifférence de son mari n’est qu’un prétexte dont elle s’arme pour l’accuser du mal qui la consume ; son empressement deviendrait tout aussi bien un grief. Elle a une jeune fille rieuse, insouciante, et qui ne peut parvenir à comprendre les douleurs de sa mère. Elles ont souvent ensemble la très amusante et doublement caractéristique, conversation qu’Henri Heine surprit un jour en se promenant sous les Tilleuls à Berlin. — Ah ! la verdure des arbres ! s’écrie en soupirant Mme Camille de Vardes. — Maman, que vous fait donc la verdure des arbres ? — répond innocemment Mlle Hélène. Donc personne ne pense à elle, voilà qui est dit ; il est vrai qu’elle y pense tant et si souvent elle-même, que cela doit lui être une compensation. Pendant tout le premier acte, cette ombre cherche un corps. Le mystère de l’incarnation va s’accomplir. Voici qu’arrive l’invincible Galaor, l’Amadis désiré, l’inconnu qu’elle demande à aimer, sous la forme d’un jeune diplomate qui a beaucoup couru le monde. Ce personnage a vraiment l’esprit de son rôle ; il vient de Lima tout exprès pour délivrer la princesse captive. En se promenant dans la campagne, ce beau ténébreux est entré dans le parc, et tout de suite il a reconnu à une certaine tapisserie et à certaines aiguilles la présence d’une jeune et jolie femme, comme Sbrigani reconnaissait un gentilhomme à la manière dont il mangeait son pain. Cet inconnu, qui s’appelle M. George de Trevelyan, et qui prend au sérieux sa profession de séducteur, entre immédiatement en fonctions. Sans perdre de temps, en homme laborieux qu’il est, il écrit en assez mauvais vers une déclaration qu’il cache dans le panier à ouvrage. Je l’aime en vérité, ce M. de Trevelyan. À la bonne heure ! on a une profession ou on n’en a pas, et quand on en a une, il faut en remplir exactement les devoirs. Il se retire sans avoir aperçu la châtelaine de ces lieux, qui bientôt revient et découvre le billet poétique de l’inconnu. « J’aimerai l’inconnu ! » s’écrie la pauvre femme, et la toile tombe.

Ces deux atomes tourbillonnant dans le vide se rencontreront-ils ? N’en doutez pas, car ils ont tout ce qu’il faut pour s’accrocher : elle possède du vague à l’âme, lui est un débitant de sentimentalité. Ils se rencontrent en effet. Protégé par cet astre ironique qui, selon les romanciers, guide la destinée