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femme une suprême entrevue. Les deux époux, coupables tous les deux, sont en face l’un de l’autre. Tous deux devraient, se demander pardon avec des larmes ; mais la douleur et la colère qui les animent ne leur permettent pas de reconnaître leurs torts. M. Feuillet a rendu avec bonheur ces sophismes par lesquels la colère et la passion justifient leurs emportemens. La scène du duel me plaît moins. M. Feuillet a sacrifié aux exigences dramatiques nouvelles, comme M. Emile Augier l’avait déjà fait avant lui, mais d’une manière moins heureuse. Il est sans doute intéressant pour le public contemporain de voir représenter devant lui les scènes de la vie moderne dans toute leur matérialité, à la condition cependant que ces scènes ne seront pas celles qu’il a vues déjà, et il y a longtemps que le mélodrame nous a blasés sur les émotions dramatiques du duel, et que les théâtres populaires ont exploité ce spectacle. Je n’ai que des éloges à donner au cinquième acte, que couronne la réconciliation des époux à la veille du mariage de Mlle Hélène de Vardes avec son cousin Achille de Kérouare, un de ces braves garçons qui semblent venus dans le monde pour confirmer la vérité du conte intitulé la Belle et la Bête. Ce dernier caractère est vrai, curieux, finement observé, et fait honneur à M. Feuillet, qui a trouvé le moyen de rajeunir d’une manière poétique et charmante ce personnage obligé de la comédie sentimentale, l’homme sensible et chargé d’exprimer les bons instincts du cœur. Il n’a aucune prétention, ce bon Achille, et cependant il souffre cruellement, car il vous le dit lui-même, il a un cœur et un esprit de poète sous une enveloppe de notaire. Aussi les femmes le traitent-elles avec un sans-façon vraiment barbare, comme un être sans conséquence. Sa cousine rompt le sortilège qui l’enchaînait et le rend à l’amour, qu’il n’osait espérer, et au bonheur, pour lequel il était fait.

Les qualités qui distinguent M. Feuillet, la finesse de l’analyse, la subtilité, l’adresse ingénieuse, recommandent cette nouvelle œuvre, et lui prêtent leur grâce et leur charme. Ces qualités sont de celles qui perdent à se vulgariser, et qui gagnent au contraire à ne rien sacrifier d’elles-mêmes. Et cependant il faut qu’elles sacrifient quelque chose d’elles-mêmes, si M. Feuillet veut continuer à écrire pour le théâtre ; il faut que cette finesse s’épaississe, que cette subtilité devienne plus saisissable, que cette adresse se fasse une main plus forte et plus virile. Il faut retrancher aussi quelques-unes des fleurs de ce beau langage auquel se complaît M. Feuillet, s’il veut satisfaire complètement aux lois d’acoustique du théâtre. Il le faut absolument, et cependant nous n’osons engager M. Feuillet à y consentir. L’heure est solennelle pour lui ; qu’il y réfléchisse longtemps avant de renouveler l’épreuve dont il vient de sortir si heureusement !


E. MONTEGUT.


V. DE MARS.