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docteur aimait l’auteur du Vicaire de Wakefield, mais il n’épargnait point les morsures, même à ceux dont il admirait le talent. Goldsmith proposa un jour d’étendre le cercle des membres du club pour lui donner plus de variété. « Il ne saurait plus y avoir rien de nouveau entre nous, ajouta-t-il, tant nous avons voyagé sur l’esprit les uns des autres. — Monsieur, reprit Johnson un peu en colère, vous n’avez jamais voyagé sur le mien, je vous assure. » Une autre fois, sir Joshua faisait observer que tout le monde aimait la société de Goldsmith : « Je le crois bien, répliqua Johnson, les gens du monde aiment à trouver inférieur à eux-mêmes dans la conversation un homme dont ils ont été forcés de reconnaître le mérite en lisant ses ouvrages. » Ce charmant poète et ce délicieux humoriste, Goldsmith, n’était point au-dessus des faiblesses de l’amour-propre : il tenait à briller dans un cercle de gens d’esprit où sa réputation, son accent irlandais et sa vanité naïve lui marquaient d’ailleurs une place à part. Il se plaignait de l’intarissable éloquence de son ami Johnson et de la suprématie que lui accordaient les autres membres du club. « Monsieur, disait-il à Boswell, vous faites une monarchie de ce qui devrait être une république[1]. »

En 1783, le docteur Johnson institua encore un autre club dans Essex-street, à la Tête d’Essex (Essex Head), où les membres de la société se rassemblaient trois fois par semaine. Cette maison était tenue par un ancien domestique de M. Thrale, un ami du docteur. Les conditions du club étaient douces et les dépenses étaient légères. Celui qui manquait à l’une des séances payait 2 pence. Chacun des membres était président à son tour. On donnait un penny au garçon pour le service. Cette grande ardeur de Johnson à fonder des clubs s’explique par son caractère et par son genre de vie. Il avait été marié, mais il avait de bonne heure perdu sa femme. Ces réunions de nuit étaient dès lors les seuls divertissemens qu’il pût trouver après une journée de travail et de solitude. Vieux et poursuivi par les terreurs de la mort, il n’en fréquentait pas moins les clubs. « C’était, disait-il, le dernier lien qui le retenait à la vie. » Dans ces assemblées, il se montrait extrêmement sensible à ce qu’on pouvait lui dire sur l’état de sa santé. Un soir qu’il s’était rendu au Club Tamelien

  1. Goldsmith se rendait quelquefois à un autre club, ou, comme disent les Anglais, à un pandémonium qui se tenait dans Clarges-street, Mayfair. Là il rencontra un jour Foote, l’auteur dramatique, qui lui parla du Good natured Man et d’autres comédies que Goldsmith venait de faire représenter avec succès. « Je m’étonne, ajouta-t-il, de voir Olivier Goldsmith écrire de telles balivernes après avoir immortalisé son nom par des œuvres aussi inimitables que le Voyageur (the Traveller) et le Village abandonné (the Deserted Village). — Maître Foote, répondit Goldsmith, mes beaux vers dont vous parlez ne m’ont jamais rapporté un beef-steak ni un pot de bière ; mais depuis que j’ai écrit pour vos planches des balivernes, comme vous les appelez, je suis à même de vivre comme un gentleman, »