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Sous le règne de la reine Anne, la société embrassait plus de quarante membres du premier rang et du premier mérite, parmi lesquels on distinguait les ducs de Somerset, de Marlborough et de Richmond, sir Richard Steele, Addison, Congreve et Garth, qui était un whig actif et zélé. Sir Godfrey Kneller peignit leurs portraits à mi-corps, et de là vient le nom de kit-cat donné par les artistes anglais aux portraits qui ont cette dimension particulière. L’attention du club n’était point limitée aux matières politiques, elle s’étendait aux sujets littéraires. Ce club vota même une somme de 4,000 guinées pour encourager la tragédie.

Dans un temps où les dissensions civiles commençaient à se calmer, on crut élargir la base des clubs en appuyant ces institutions sur les besoins matériels de la vie. Il était plus facile de se mettre d’accord sur un bon plat que sur les questions religieuses et philosophiques. L’homme instruit et illettré, le whig et le tory, le protestant orthodoxe et le dissident pouvaient du moins s’entendre à propos du boire et du manger. Cette fraternité de la table engendrait avec le temps la tolérance des opinions. Il y avait à Londres le club de la Tête-de-Veau (Calve’s Head Club), qui se tenait dans Charing-Cross, celui des Pâtés d’Anguilles (Eel pie), celui de l’Oie (Goose Club). L’amour de la bonne chère n’exclut point d’ailleurs les sentimens politiques, et quelques-unes de ces associations s’occupaient en même temps des affaires de l’état. De tous les clubs gastronomiques, le plus célèbre est encore le Beef-steak Club. Il paraît y avoir eu deux sociétés de ce nom : la première, dont l’origine est inconnue, mais qui doit remonter au règne de Charles II, avait pour président la fameuse actrice mistress Peg Woffington. C’était la seule femme qui fît partie de cette réunion, et encore savait-elle boxer comme un homme[1]. Les affiliés portaient autour du cou un gril d’or suspendu à un ruban vert. Le second Beef-steak Club naquit en 1735. Rich, le célèbre arlequin, régisseur du théâtre de Covent-Garden, était en train de préparer la mise en scène d’une pantomime qui devait être jouée dans la soirée, quand il reçut la visite de plusieurs gentilshommes curieux d’assister au spectacle avant le spectacle. L’un d’eux, le comte de Peterborough, s’étant attardé jusqu’à une heure avancée, l’artiste, sans se laisser intimider par la présence du noble visiteur, se mit à faire cuire un beef-steak pour son dîner ; puis il invita sans façon le comte à partager son modeste repas. Peterborough fut si content du beef-steak et de la conversation de l’acteur, que la semaine suivante il revint

  1. Un soir qu’elle venait de jouer avec grand succès le rôle de sir Harry Wildair, elle entra au foyer, où Quin se trouvait dans ce moment-là. « Imaginez-vous, lui dit-elle, que la moitié du public me prend pour un homme ! — Heureusement, répondit Quin, que l’autre moitié sait bien le contraire. »