Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 26.djvu/846

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Vous vous trompez, Tonine, j’y ai pensé souvent, et toujours avec tristesse.

— Parce que vous pensiez m’avoir fait de la peine. Dites la vérité, rien ne me fâchera.

— Eh bien ! oui, je m’imaginais vous avoir offensée.

— Alors je vois que vous n’êtes pas un mauvais cœur ; mais, si vous aviez pu voir dans le mien et vous assurer par vos yeux qu’il ne souffrait pas, est-ce que vous seriez venu me dire, comme j’ai entendu autrefois Gaucher le dire à Lise : — Ma chère, que vous m’aimiez ou non, je sens, moi, que je ne peux pas me passer de vous ? — Ne répondez pas à la légère, Sept-Épées ; je ne tiens pas à ce que vous soyez galant et gentil avec moi : j’en appelle à votre foi d’honnête homme.

— Eh bien ! répondit l’armurier après un moment de réflexion et d’abattement, je conviens que j’ai été si occupé, si agité par mes affaires que je n’ai eu aucune autre idée arrêtée dans l’esprit. Mon ambition n’a pas éteint mon amour, mais elle lui a fait du tort. Voilà ma confession faite : est-ce une raison pour ne pas me pardonner ?

— Ce serait une raison, au contraire, pour vous pardonner, si vous m’aimiez beaucoup à présent. La sincérité est une belle qualité à mes yeux ; mais vous ne m’aimez pas plus aujourd’hui qu’hier, mon cher ami !

— Il me semble pourtant bien…

— Il vous semble que je vaux mieux parce que je vous ai surpris dans un jour de chagrin et de danger, et que dans ces momens-là on a besoin d’amitié. Et puis vous vous êtes imaginé que quelqu’un faisait attention à moi, et votre amour-propre s’en est réveillé. Enfin, me voyant désireuse de vous obliger, vous avez cru que je vous aimais, et tout cela vous a un peu monté à la tête ; mais votre danger est passé, et votre ennui passera. Personne ne songe à moi, et je ne songe à personne. Si vous me demandiez ce soir une parole d’amour et de mariage, vous vous en repentiriez demain matin, et moi, je serais là aussi avec le repentir d’avoir cru à une bouffée d’amour qui n’est pas l’amour vrai de toute la vie.

— Allons ! dit Sept-Épées, vous me punissez de ma franchise, et vous me tuez avec le fer que vous m’avez retiré du cœur ! C’est votre droit. Il faudra donc que je fasse fortune pour me consoler ? Eh bien ! je commence à n’y plus croire, à la fortune, et à me dire que je suis bien fou de me donner tant de peine pour quelque chose de si incertain !

— Vous n’avez pas le droit de vous décourager si vite, reprit Tonine ; le vin est tiré, il faut le boire. Il ne faut pas vous dégoûter d’une chose à peine commencée. Celui qui se rebute aux premiers