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ces mélanges : la liberté, plutôt que la nuance de la peau, fut le signe auquel se reconnurent les maîtres, et cette règle conduisit à qualifier de noirs des esclaves à peu près blancs qui partageaient le sort de la population noire, en même temps que le nom de petits créoles ou petits blancs fut donné à une classe dont l’origine libre constitue la seule fortune et la principale distinction. Ce sont les descendans de quelques colons et d’anciens affranchis qu’un goût de solitude et d’indépendance sauvage conduisit dans les hauts de l’île les plus escarpés, dans les îlettes les plus inconnues. Vivant, isolés et insoucians, d’un peu de jardinage et de pêche, écartés de la grande culture par leur pauvreté, de la petite par leur fierté, orgueilleusement drapés dans leurs haillons, n’étant plus soutenus par la société, dont l’exemple est une force, ils répugnent moins à demander des secours que du travail. Quelquefois seulement, au moment de la récolte, les petits blancs sortent de leurs retraites et offrent leurs bras contre salaire pendant quelques jours, mais seulement pour la coupe des cannes, jamais pour l’usine, ce qui, à leurs yeux, les assimilerait aux anciens esclaves et aux engagés actuels. Braves au demeurant, pleins d’honneur, spirituels avec une nuance de gaieté bouffonne, toujours patriotes et empressés au service du milicien, beaux hommes dans certains quartiers, grands paroles prétentions, petits par la fortune, ils marquent, mieux que les vrais mulâtres, la transition entre blancs et noirs ; leur rêve, leur ambition, c’est une descente à Madagascar, où ils tenteraient volontiers de reconquérir dans les aventures un rang qui les mît au niveau des purs créoles. Peut-être, avec quelques avances d’argent gratuites ou à des taux modérés, trouveraient-ils bien plus près, dans la petite culture, la destinée qu’ils rêvent au loin !

À Bourbon, pas plus qu’ailleurs, le système colonial ne visa, suivant les beaux exemples de l’antiquité grecque, à former, dans des conditions normales, une jeune société qui se développerait homogène, lentement, mais sûrement, par la force même de la nature ou par de nouvelles alluvions d’émigrans européens. Impatientes de bénéfices, ne se mettant en souci que de satisfaire aux demandes commerciales de la métropole, les compagnies précipitèrent le peuplement et la mise en valeur du sol en introduisant à Bourbon, au moyen de la traite, les bras vigoureux et dociles des races inférieures ou déchues : mélange funeste qui pèsera sur tout l’avenir, et qui ne pouvait invoquer, en ces lieux, l’excuse d’un climat incompatible avec le travail des blancs. Les compagnies recrutèrent des esclaves dans tous les pays accessibles, à Madagascar, à la côte d’Afrique, en Arabie, dans l’Inde, dans l’archipel malais. Au commencement du XIXe siècle, le nombre de ces derniers dépassait quatre fois celui des maîtres (64,000 contre 16,000 en 1801). La