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Sur un autre point toutefois, l’équilibre manquera encore. Au phénomène agricole d’une culture exclusive, de la monoculture, comme on devrait dire, se lie intimement le phénomène social de l’absorption de la moyenne et petite culture par la grande, qui s’observe à La Réunion plus qu’en toute autre colonie. Par un contraste digne de toute l’attention des économistes et des hommes d’état, le code civil, qui en France est accusé de provoquer le morcellement indéfini des héritages, se prête là-bas à la concentration du sol avec une étonnante facilité. C’est au point qu’en ce moment la zone cultivée en cannes, la plus fertile de l’île et la plus rapprochée des villes et des rivages, est presque tout entière possédée par les cent trente-cinq usines à sucre, et ce qu’elles ne possèdent pas, elles le dominent par des avantages qui équivalent de bien près à la propriété, et qui ne tarderont pas à y conduire. À distance, on sourit à un état de choses qui met en relief tous les avantages des grandes exploitations : puissance des capitaux concentrés, emploi des machines, carrière ouverte à l’intelligence par la haute industrie, adoption des progrès et des réformes, organisation régulière du travail sur une grande échelle, production au plus bas prix de revient, développement illimité de l’exportation par la possibilité de tenir tête à tous les rivaux. De tels mérites, semblent assurer à tout jamais la prospérité et la durée des établissemens ; mais il faut tenir compte aussi de quelques côtés moins brillans du tableau. Nul ne s’est à ce sujet exprimé plus franchement que M. le gouverneur Darricau lors de sa première tournée dans la colonie. — Après avoir vu, a-t-il dit, à côté de la plus luxuriante culture la plus triste pénurie, à côté de la richesse dans un petit nombre de mains moins que la médiocrité dans la plus grande partie de la population, il ne se sent pas la force de proclamer la prospérité de la colonie ; loin de là, il juge la situation actuelle pleine de danger. — Ce danger, il est dans l’obstacle qu’opposent à la constitution régulière de la famille et de la propriété des bandes de prolétaires exotiques sans racines dans le pays, dans la division profonde de la société en trois classes, les blancs, les noirs, les immigrans, que nul lien d’intérêt ou de cœur ne rapproche sympathiquement en un faisceau : ce sont trois peuples étrangers l’un à l’autre au sein d’une petite île qui ne peut cependant asseoir sa prospérité que sur leur alliance volontaire et durable. Il s’accomplit là, dans le domaine de l’agriculture, la même évolution qui s’observe en Europe dans le domaine industriel et semble inaugurer une phase nouvelle de civilisation : le régime de la manufacture (nom bien mal choisi pour marquer la prédominance de la mécanique) supplante rapidement et la fabrique et le ménage isolés. On voit naître ainsi comme une féodalité de capitalistes, répartissant