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l’étendue suffisante pour occuper huit cents et mille travailleurs, auxquels tient tête une seule usine.

Par une particularité qui lui est propre, la canne à sucre excite au plus haut degré ces tendances expansives, en ce qu’elle a besoin, pour prévenir la fermentation du jus de canne, toujours imminente après la coupe et qui en perdrait la valeur en sucre, d’un énergique et simultané déploiement de forces. Pour se les assurer, on ne craint pas d’engager pour une année entière les bras nécessaires après la coupe, quoiqu’ils soient en d’autres saisons moins indispensables. Le produit, obtenu à meilleur prix ou de meilleure qualité, semble absoudre un système profitable aux consommateurs mêmes.

Dans cette centralisation de plus en plus grossissante, tout s’explique aisément, sauf un seul point : comment le code civil, si funeste en France à la conservation des héritages, au dire de tous les publicistes, peut-il les protéger à La Réunion, même les agglomérer ? Comment se trouvent démenties les prévisions de la science et les leçons de l’expérience métropolitaine ? La clé de l’énigme se trouve dans l’article 817, qui autorise la licitation devant les tribunaux, quand les immeubles ne peuvent pas se partager commodément. C’est toujours, paraît-il, le cas à La Réunion par l’effet de l’alliance établie entre la culture et la fabrication. Un vaste établissement à la fois agricole et industriel serait déprécié par le morcellement : l’usine séparée des terres qui l’alimentent manquerait, pense-t-on, de stabilité. Aussi les experts concluent-ils uniformément à l’impossibilité du partage, et les tribunaux consacrent leur opinion. L’habitation subsiste donc intacte aux mains d’un nouvel acquéreur ; seulement la déchéance sociale et l’expatriation menacent les propriétaires qui reçoivent en argent le prix de leur patrimoine. Quelquefois, et c’est la meilleure chance, les enfans ne se partagent que les droits de propriété avec les revenus correspondans : des liens de cœur et d’intérêt les rattachent encore au pays ; mais à chaque nouvelle génération ces liens s’affaibliront par la subdivision même des parts héréditaires ; bientôt les propriétaires ne seront plus des habitans, ils seront des actionnaires. Des familles anciennes et considérées, jadis la force et l’honneur de la colonie, s’éloigneront pour toujours des habitations, laissant la place à des géreurs, âpres au gain et au commandement, qui gouvernent d’immenses domaines et des multitudes de prolétaires sans autre boussole que le plus grand bénéfice net à obtenir. La société coloniale ne sera plus qu’un atelier.

La forme primitive des lots de propriété n’est pas étrangère à ce résultat, et c’est un curieux exemple de l’action exercée par la configuration du sol sur la constitution économique d’un pays. La compagnie des Indes orientales, en concédant les terres qu’elle-même