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avait reçues de la munificence royale, les divisa en triangles dont la base s’appuyait sur la mer, dont les côtés remontaient, en se rapprochant, les pentes du cône montueux jusqu’au sommet. Par cette disposition, les concessions aboutissaient toutes au rivage, profitaient de la route de ceinture, communiquaient avec les villes. Les mêmes avantages ont maintenu pendant deux cents ans le même système, et partout où le partage s’est fait en nature, le sol a été morcelé en triangles ayant quelques mètres de front et plusieurs kilomètres de hauteur. Un jour arrive où l’agriculture y devient impossible, et le propriétaire ne peut décliner longtemps les offres de ses voisins, mieux assis sur le sol. Où s’arrêtera cette agglomération ? On ne lui entrevoit aucune limite, et déjà apparaît dans le lointain, comme une des chances de l’avenir, la fusion de la majorité d’abord, plus tard de la totalité des sucreries, en une compagnie à peu près souveraine qui fera la loi et aux populations et à l’état, car elle possédera toutes les bonnes terres de l’île. Les rivalités de personnes et de familles éloignent seules cette conclusion de deux siècles de travaux.

Il y a dans cet avènement de la grande industrie étendue à l’agriculture quelque chose de fatal qu’il est plus facile de déplorer que de conjurer. Dans la concurrence des producteurs, la victoire est du côté des gros capitaux comme des gros bataillons. En France, la Société centrale d’agriculture, la Société d’encouragement, après avoir proposé des prix pour l’introduction des sucreries dans les fermes, ont dû reconnaître que le problème résistait à toutes les tentatives. Pour de petites exploitations rurales, le matériel se trouvait trop cher, l’administration et la comptabilité trop complexes. La fabrication appelle la concentration des forces et la conseille même à la culture. À La Réunion toutefois, les obstacles que le sol, hérissé de blocs de lave, oppose à la mécanique agricole autorisent quelque espoir d’engrener la moyenne et la petite propriété dans les sucreries suivant la méthode qui se naturalise déjà dans les Antilles anglaises et françaises : ici des usines centrales se bornent à leur fonction industrielle et manipulent à prix débattu, ou moyennant partage en nature, les récoltes des planteurs du voisinage. Si les tribunaux voulaient favoriser ce système, ils ne consacreraient que l’indivisibilité de l’usine, laquelle se créerait une clientèle parmi les propriétaires du sol au moyen d’accords librement débattus ou préparés même, dans une certaine mesure, par la sentence judiciaire qui prescrirait le partage. Chaque lot de l’héritage fécondé par un travail plus intensif, devenant à son tour le centre d’une famille, acquerrait, aux colonies comme en Europe, une puissance de production et une valeur vénale qui rachèteraient les fâcheux effets du morcellement, et deviendrait inabordable aux maîtres des usines et des grandes habitations.

L’immigration est par elle-même un obstacle à l’application d’un