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Bénarès[1] elle-même passe devant nos yeux, comme devant ceux du voyageur, à l’état de vision splendide, avec ses minarets, ses coupoles, ses colonnes, son pont de bateaux jeté sur le Gange, ses jardins peuplés de perroquets, sa haute forteresse dominant le fleuve sacré. Pour en donner une idée, le pittoresque écrivain suppose le Rhin coulant au pied de la vieille ville d’Edimbourg. Il ôte seulement au paysage son arrière-plan de montagnes. Et les brouillards, qu’en fait-il ?

Reparti le 9 au matin de Bénarès, et toujours pressant le pas de ses chevaux, M. Russell était le soir même à Allababad, où l’avait précédé le gouverneur-général de l’Inde, lord Canning, qui s’était montré à Calcutta rempli d’égards pour le représentant du « quatrième pouvoir, » c’est-à-dire de la presse anglaise, — anglaise et non autre, qu’on n’aille pas s’y tromper. Admis, de nouveau près de lord Canning, il ne sortit de son cabinet qu’avec une excellente recommandation pour le surintendant délégué des télégraphes de l’Inde, le lieutenant Patrick Stewart, en compagnie duquel désormais il allait faire la plus grande partie de sa campagne. Ce jeune officier, le plus complaisant des ciceroni, lui expliqua, en lui faisant visiter les fortifications d’Allahabad, qu’à la possession de cette place centrale avait tenu le sort de l’empire anglo-indien, et qu’Allahabad cependant avait échappé aux rebelles par une pure et simple faveur de la Providence. L’extrême lâcheté des insurgés les empêcha seule d’enlever une forteresse que défendaient une poignée d’Européens, aidés de quelques Sikhs, ceux-ci fort tentés de se révolter. Havelock et Neill trouvèrent la ville encore soumise, et c’est de là qu’ils purent marcher sur Cawnpore et Lucknow. Les plus grandes choses humaines ont ainsi leurs momens de défaillance imprévue où il semble que le moindre effort suffirait pour faire crouler en quelques heures un énorme monument, produit d’un travail séculaire. Il ne fallait le 14 mai 1857, jour où la nouvelle de l’insurrection de Meerut arriva aux cipayes d’Allahabad, qu’un simple mouvement du 6e d’infanterie indigène pour que le fort, l’arsenal, la trésorerie, qui renfermait 170,000 livres sterling en argent, — soit 4,250,000 fr., — tombassent aussitôt en leur pouvoir. Qui les arrêta ? Pas un soldat européen, à l’exception de leurs officiers, n’était

  1. Bénarès est à quatre cent vingt milles au nord de Calcutta, et à quatre-vingts milles à l’est d’Allahabad, sur la rive gauche du Gange. Cette ville eut aussi sa velléité de révolte, contenue d’abord par la ferme attitude des autorités anglaises (MM. F. Gubbins et Lind), puis définitivement réprimée par l’arrivée du terrible colonel Neill. Du reste, les Anglais furent puissamment aides par le rajah de Bénarès et par un autre noble hindou immensément riche et très influent, le Rao Deo-Narain-Singh.