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qui se dépouillait ainsi, avec un magnifique désintéressement, des rares soldats à l’aide desquels il allait avoir à braver une des plus formidables insurrections de l’Inde. Une semaine entière s’écoula ensuite (du 22 au 31 mai) sans amener d’incidens nouveaux. On dormait sur le volcan. Jamais expression ne fut plus juste et ne caractérise mieux l’impassible courage des officiers anglais attachés aux régimens de cipayes. Chaque soir, ils quittaient le retranchement, pour passer la nuit au milieu de ces hommes que beaucoup d’entre eux savaient disposés à les égorger et n’attendant pour pela qu’un signal, un moment favorable. Le 31, on se crut sauvé. Les premiers renforts envoyés de Calcutta parurent enfin[1], et ce n’était qu’une avant-garde : lord Canning annonçait au général Wheeler que, soit par bateaux à vapeur, soit par trains à bœufs et même par les dâks, c’est-à-dire en poste, il ferait partir pour Cawnpore et Lucknow toutes les forces disponibles. Malheureusement cette lueur d’espérance s’évanouit bientôt. L’insurrection d’Allahabad (6 juin) vint barrer le passage aux troupes ainsi expédiées, et sir Hugh Wheeler, qui, sur la foi des promesses de Calcutta, avait renvoyé à Lucknow, dès le 3 juin, une portion des hommes du 32% plus une compagnie entière du 84e, se trouva définitivement réduit à un chiffre de 210 baïonnettes[2].

Dès le lendemain, les symptômes de rébellion s’aggravèrent au point que l’ordre de service prescrivit aux officiers de ne plus coucher aux cantonnemens cipayes. L’employé chargé du magasin reçut en même temps pour instructions de faire sauter, en cas d’émeute, les munitions de guerre qu’il avait sous sa garde, mais quand il voulut remplir cette mission, il était déjà trop tard, et les cipayes de garde ne le lui permirent pas. Un immense arsenal allait donc se trouver à la disposition des insurgés. La révolte éclata dans la nuit du 4 au 5 juin. Les cavaliers du 2e déclarèrent tout à coup qu’ils étaient l’objet de méfiances insupportables ; ils s’élancèrent à cheval après avoir mis le feu aux bungalows de leurs sergens, se rendirent aux écuries du commissariat, où ils s’emparèrent de trente-six éléphans, et se dirigèrent ensuite vers la trésorerie, où, de concert avec les fidèles Mahrattes de Nana-Sahib, ils firent main-basse sur l’or et l’argent des caisses publiques. Elles renfermaient,

  1. Quinze fusiliers de Madras et cent cinquante hommes du 84e arrivèrent dans les journées du 31 mai et du 1er juin.
  2. Soixante et un artilleurs, quatre-vingt-quatre hommes du 32e, quinze fusiliers de Madras et cinquante hommes du 84e (tous Anglais). Il faut y joindre, pour arriver au total de la garnison, une centaine d’officiers de tout grade, à peu près autant de négocians ou employés civils capables de quelque service, et enfin une quarantaine de tambours, somme toute, quatre cent cinquante Européens avec six canons.