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nous venons d’énumérer, faites défiler, non pas des cipayes, mais des Croates autrichiens, — voire des soldats plus civilisés encore, — le long d’une enceinte facile à franchir, sans défenseurs, sans protection quelconque, où se trouvent les êtres pour lesquels la victoire a été disputée, ceux que les soldats anglais venaient chercher la baïonnette basse et le sabre au poing, ceux qu’ils redemandaient à grands cris, ceux dont, par représailles anticipées, ils avaient déjà vengé la captivité en immolant Dieu sait combien de victimes. Qu’un mot, un seul, parte d’une âme ulcérée ; que ce mot circule dans les rangs des fuyards ; qu’une voix s’élève, qu’un sabre sorte du fourreau, qu’un cri de mort retentisse, qu’une seule femme tombe égorgée au milieu de ces brutes qui ont vu, la veille encore, leur sang couler comme l’eau : — qu’arrivera-t-il ?

Quoi qu’il en soit de cette hypothèse, selon nous plus vraisemblable que toute autre, nous dirons que sur ce point on en est réduit aux conjectures. En effet, quand les soldats de Havelock arrivèrent, le 17 juillet, dans la station reconquise, où ils trouvèrent à peine quelques traînards prompts à s’échapper[1], un homme, barbouillé de noir, les cheveux hérissés, à moitié fou de terreur, se jeta au-devant d’eux : il s’annonçait comme l’unique Européen qui eût survécu au massacre ; c’était M. Shepherd, un des écrivains du commissariat. Deux jours avant la capitulation du 26 juin, il avait quitté le « retranchement » déguisé en cuisinier. Reconnu et saisi presque aussitôt, il fut conduit au Nana, qui l’envoya travailler sur les routes par mesure de pénalité. Le 16, pendant la panique, on l’avait sans doute oublié, car il put s’échapper sans le moindre obstacle. Tel est le seul témoin des événemens qui se passaient à l’intérieur de Cawnpore ; — nous ne comptons guère cette ayah dont nous avons déjà parlé, cette nourrice attachée à la famille de sir Hugh Wheeler ; la pauvre femme, à peu près idiote, s’est mille fois contredite dans son récit. M. William Russell, qui lui a parlé, qui l’a interrogée, n’a pu en tirer quatre paroles de bon sens. M. Shepherd, disions-nous, était le seul Européen resté dans l’intérieur de Cawnpore ; mais Cawnpore est une grande cité, qui s’étend sur cinq milles de terrain, — plus d’une lieue et demie. Il est hors de toute probabilité que M. Shepherd se tînt à portée du Nana et de son quartier-général. Il avait d’excellentes raisons pour se faire petit et se rendre invisible. Il n’était pas non plus, sans doute, sur le passage des troupes en retraite, et par conséquent il n’était pas dans le voisinage de la charnel-house. Il n’a donc pu attester avec certitude

  1. Les troupes du Nana avaient évacué Cawnpore le 16 au soir, et pris la route de Bithoor après avoir fait sauter le magasin militaire, situé au bord du Gange et non loin de cette route.