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ni que le massacre eût été sollicité, ni qu’il eût été autorisé, ni même raconter comment il eut lieu.

Le crime a été commis, c’est tout ce qu’on sait positivement, et il est bien à parier qu’on n’en saura jamais davantage. Nous comprenons la fureur des soldats anglais quand ils mirent le pied dans cette enceinte encore chaude de carnage, et où les vestiges d’une horrible lutte appelaient de tous côtés le regard ; nous comprenons leur serment de vengeance, légitime à ce moment, trop bien tenu depuis. — Ce que nous comprenons moins, c’est qu’animés de ces sentimens, et roulant en eux-mêmes des pensées, des projets sanguinaires, ils aient placé, sur le puits où les victimes encore pantelantes avaient été précipitées pêle-mêle, une croix de pierre, c’est-à-dire le symbole de l’expiation, du pardon, de la clémence infinie.

Le 26 octobre 1857, — un peu plus de trois mois après la catastrophe que nous venons de raconter, — le colonel Bourchier arrivait à Cawnpore avec la colonne envoyée de Delhi pour balayer le Döab et rejoindre l’armée qui allait au secours d’Havelock, encore enfermé dans Lucknow. On appréciera les sentimens dont les soldats anglais étaient animés en écoutant cet officier supérieur, représentant distingué d’une arme savante :


« … Ces scènes horribles étaient déjà bien loin ; mais les murailles percées à jour (les murailles du « retranchement » ) récitaient haut ce poème de misères. On pouvait voir, à chaque heure du jour, des soldats anglais de tout grade errant dans cette enceinte désolée, où ils cherchaient quelque memento de leurs compatriotes si lâchement assassinés. D’amères promesses, des élans partis du cœur vouaient à de cruelles vengeances les auteurs de ces atrocités énormes. Je confesse que je ne pus me soustraire à l’influence que de pareilles scènes exercent sur la pensée. Les pires sentimens montent alors à la surface. Je ne voyais pas impunément passer un dragon portant une blouse d’enfant au bout de sa lance et jurant que cette lance n’épargnerait jamais un cipaye ; ailleurs c’était un fantassin qui, nouant autour de sa baïonnette une tresse blonde, se repaissait déjà de la vengeance à venir. Et comment s’en étonnerait-on ? Deux fois je traversai ces ruines, deux fois les mêmes impressions m’assaillirent malgré moi. Je résolus de ne plus entrer dans la fatale enceinte, et bien que, dans des circonstances ultérieures, j’aie eu ma tente appuyée, six jours durant, à un des angles du « retranchement de Wheeler, » je me suis religieusement tenu parole…

« … Si le « retranchement » avait cet aspect sinistre, que dire de la Maison-du-Massacre ? Dans la cour intérieure était un arbre sur lequel se voyaient encore des traces du meurtre de ces pauvres petits innocens ; leurs cheveux, collés à l’écorce, disaient assez quelle mort terrible avait été la leur… L’intérieur des deux chambres était criblé de balles, le sol saturé de sang ; çà et là se lisaient des sentences que les ongles des victimes avaient gravées