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ombre, et que je n’apercevais pas bien distinctement. Était-ce un enfant ? était-ce un chien ? Un grognement, suivi d’un aboiement sonore, me convainquit que cette dernière hypothèse était la bonne. Le chien m’avait aperçu. — Tais-toi, tais-toi, bavard, dit la femme, tu vas réveiller les loups. Celui qui est là sur la digue ne me fait pas peur. Quand les hommes me rencontrent la nuit, ils se sauvent. Harri ! harri !… Tu es bien audacieux de m’attendre ! Je suis la Chouric, je m’en vais à la foire de minuit.

C’était en effet la Chouric. Sa coiffe était rejetée en arrière et ses cheveux flottaient au vent. Elle sautait comme les pâtres, en s’appuyant sur un bâton plus haut qu’elle. Le chien qui la suivait avait assez mauvaise mine : c’était un grand chien blanc, métis de dogue et de chien de montagne, qui ; malgré l’injonction de la Chouric, me regardait avec des yeux sanglans.

— Ah ! ah ! dit-elle en me reconnaissant, c’est vous, monsieur Bernard ? Vous avez quitté la noce, et vous venez vous égarer dans le pays des loups-garous ? Attendez-vous quelque fillette, men[1] ? C’est une pitié de la conduire si loin, au milieu des brumes de ces marais. L’ombre des paillers ne vous suffit-elle pas ?… Les Noguès ont cinq paillers, dit-elle, passant sans transition d’une idée à une autre ; ce sont des gens riches, et Marthe est le plus beau parti de la commune. C’est une jolie fille que Marthe ; elle est tendre comme la rosée, et ses yeux semblent deux étoiles. Qui eût dit qu’elle deviendrait la bru de la Chouric ? C’est moi qui ai tout fait. Tout le monde me traite de sorcière, j’ai montré ce que la sorcière savait faire. Marthe n’aurait pas osé se marier avec un pauvre garçon qui n’a rien et qui est le fils de la Chouric ; mais j’ai su contraindre sa volonté. Si j’avais voulu, je l’aurais conduite au bout du monde, au sabbat ! J’ai bien forcé ce chien de me suivre, et il y a une heure il ne me connaissait pas. Harri ! harri !… Suis-moi, mon chien, sus aux loups ! Mais si nous rencontrons le loup blanc, faisons-lui bonne mine, c’est un ami qui voyage.

En disant ces derniers mots, la Chouric continua sa route ; elle s’avançait par bonds irréguliers, adressant des encouragemens à son chien, qui la suivait docilement. Les divagations de cette vieille femme firent une impression profonde sur mon cerveau, déjà troublé par la jalousie. Toutes mes superstitions de pâtre s’emparèrent de nouveau de mon esprit. Je m’élançai à la poursuite de la Chouric, je la saisis par le bras. — Vous ne voulez pas dire que vous avez jeté un charme sur Marthe ? m’écriai-je.

— Un charme ! répondit-elle en riant, un charme ! Qui pourrait

  1. Expression familière : « mon enfant. »