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d’un nuage, il n’y a rien là de trop étonnant. Il a fallu le phénomène très excentrique de la révolution romantique pour inspirer à la France le désir ou plutôt le caprice d’avoir ce qu’on appelle une littérature d’imagination, et lui donner l’idée qu’elle était capable de réaliser ce désir. La poésie et le roman peuvent à leur aise subir en France des éclipses plus ou moins longues ; ces éclipses ne seront pas des symptômes caractéristiques de la santé de l’esprit français. La poésie et le roman peuvent être malades, et l’esprit français se porter cependant à merveille. Il n’en est pas de même de la littérature dramatique : si elle est atteinte, soyez sûr que l’esprit français souffre également. De tous les genres littéraires, le drame est le seul que la France ait cultivé avec amour et avec persévérance. C’est pour le théâtre que l’imagination française avait réservé tout ce qu’elle contenait d’ardeur, d’habileté ingénieuse, de puissance et d’invention. Dans le roman et la poésie, elle innovait peu, et ne visait pas à sortir des cadres connus ; au théâtre, au contraire, pendant plus de deux siècles, elle a innové sans relâche, elle a multiplié les tentatives et les essais. Dans les autres genres littéraires, l’imagination française a souvent trouvé sans chercher, par une inspiration fortuite ou un de ces hasards heureux qui favorisent la paresse et la négligence ; mais au théâtre elle a montré une application soutenue, patiente, elle a fait preuve d’efforts sérieux pour chercher et trouver. Elle attachait évidemment un plus grand prix aux succès du théâtre qu’à tous les autres, et en tout cas elle semblait croire que c’était la forme nécessaire de ses pensées, le cadre qui pouvait le mieux faire ressortir la beauté qui lui était propre, le milieu dans lequel elle se montrait le mieux à son avantage, le seul genre, en un mot, qui lui permettait de révéler au monde tout ce qu’elle valait.

Nous craignons vraiment de ne pas dire assez en disant que la littérature dramatique est la forme préférée de l’imagination française. On serait bien plus près de la vérité en disant que cette littérature a absorbé tout ce que l’esprit français contient d’imagination et de poésie, car par littérature dramatique nous n’entendons pas seulement le drame et la comédie, mais encore tous ces genres secondaires qui sont comme des branches du théâtre, la satire, l’épigramme, le conte. Quels sont, en dehors du théâtre, les vrais poètes de la France ? Ce sont les railleurs, les satiriques, les épigrammatistes, tous ceux qui cherchent leurs inspirations dans le spectacle du monde social plutôt que dans le spectacle de la nature, et dans l’action humaine plutôt que dans la rêverie. Clément Marot, Régnier, Boileau, Voltaire, voilà quels sont, en dehors du théâtre, les vrais poètes de la France, et certes il est inutile de