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ils sont trop loin de la société pour laquelle ont été composés ces nobles modèles, ils ont été initiés par la critique à trop de secrets d’art et de poésie, ils ont trop lu et trop comparé de littératures étrangères pour ressentir les émotions qu’ils ressentaient il y a vingt ans encore. Et où est aujourd’hui le jeune homme assez étourdi, assez peu sérieux pour croire que les plaisirs d’imagination sont les seuls désirables, et pour applaudir sans réserve aux hardiesses du drame romantique ? Nous comprenons plus, sinon mieux, que tout cela ; nous sommes à la fois classiques, romantiques et bourgeois ; le factice ne nous déplaît pas pris à petites doses ; les plaisirs d’imagination nous plaisent, pourvu qu’ils ne se prolongent pas assez longtemps pour nous donner le loisir de réfléchir que nous sommes dupes d’une illusion ; nous aimons le vieux théâtre classique comme on aime un souvenir lointain dont l’émotion est adoucie par la distance, et auquel le temps a fait perdre ce qu’il avait d’âpre et de passionné. Cependant, si nous comprenons plus que tout cela, ce n’est pas parce que nous avons un idéal supérieur, c’est parce que nous avons été trop ballottés par la mer de la vie, que nous avons traversé trop de sphères différentes, et vu de trop près l’infinie diversité des choses humaines. De toutes ces expériences contraires, il est résulté chez l’individu une variété infinie de goûts, que ne peuvent satisfaire les anciens régals littéraires, et en même temps une connaissance pratique et grossière de la vie qui l’empêche de prendre bien vivement parti pour tel ou tel ordre de sentimens et de pensées. Un peu de poésie, un peu d’imagination, un peu de sentimens factices, beaucoup de prose, de brutalité et de dureté, voilà le mélange agréable qui nous plaît, et ce mélange, le théâtre contemporain se charge de nous le présenter. Vous voyez quels liens étroits enchaînent les destinées du théâtre aux transformations de la société, et combien nous avions raison de dire que le bulletin des théâtres pouvait être considéré comme le bulletin de santé de la société. Or, comme ce mélange est contraire aux conditions essentielles du théâtre, qui demande avant tout de l’unité, de l’harmonie et de la logique, nous ne nous étonnerons pas que la littérature dramatique soit en complète décadence. Il est vraiment chimérique de croire qu’on pourra satisfaire en une soirée des besoins si divers, procurer en quelques heures aux spectateurs les plaisirs de l’émotion naïve, des sentimens artificiels et de l’imagination, les chatouillemens de la sensualité et les gaietés de la platitude cynique. L’homme de génie qui serait capable de réaliser une œuvre aussi monstrueuse ne peut heureusement pas se rencontrer ; la nature défend l’apparition d’un tel phénomène.

Les partisans de l’unité à tout prix doivent être satisfaits, au moins à demi, car l’uniformité la plus édifiante règne aujourd’hui