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des beautés musicales de premier ordre, telles que le fameux chœur des prisonniers au second acte, l’air de Leonora, celui de Florestan, dont l’andante en la bémol majeur semble annoncer déjà l’accent mélodique de Schubert ; le duo de la fosse entre Rocco et Leonora, duo d’une couleur sinistre et toute shakspearienne ; les charmans couplets de Rocco au premier acte, dont certains détails d’accompagnement n’ont pas dû être inutiles à l’éducation de Weber, et le finale du second acte ; mais il est tout aussi vrai de dire que cette musique sévère, d’une instrumentation si puissante et si variée de couleurs et de rhythmes, est péniblement écrite pour les voix, et qu’elle renferme des intonations impossibles à réaliser sans efforts. En général, presque tous les morceaux de Fidelio dépassent par leurs proportions symphoniques la situation où se trouvent les personnages. Le théâtre exige avant tout de l’action et de la variété, et le génie épique de Beethoven s’y trouvait trop à l’étroit. Aussi Fidelio n’a-t-il jamais complètement réussi hors de l’Allemagne, et la première condition pour exécuter cette œuvre, dont l’enfantement a été si laborieux, ce sont de belles voix, des chœurs bien nourris et un excellent orchestre.

Les arrangeurs de la pièce qui se joue au Théâtre-Lyrique, MM. Jules Barbier et Michel Carré, ont cru devoir changer le nom de quelques personnages et modifier le dénoûment. Au lieu d’un mélodrame sombre qui a bien la couleur de l’époque où il a été joué, et dont l’action se passe on ne sait trop dans quel pays, qui touche à l’Espagne peut-être, comme semblent l’indiquer les noms de Pizarre et de don Fernand, ces messieurs ont recouvert cette fable toute bourgeoise d’un faux vernis de couleur historique. Ils ont transporté Rocco, sa fille Marceline et Léonore à Milan, au temps de Jean Galéas, de Louis Sforza et de Charles VIII, roi de France, qu’ils font intervenir d’une manière ridicule. Ces changemens ne sont pas heureux, et il eût mieux valu se contenter de la pièce qui a inspiré Beethoven. L’exécution n’a pas été non plus ce qu’on pouvait désirer pour une œuvre aussi difficile. Mme Viardot, dont la rare intelligence est à la hauteur des plus grandes conceptions, n’a plus la voix assez jeune et assez puissante pour chanter la partie de Léonore. Elle a dit avec un grand style le récitatif qui précède l’air du second acte, mais dans tout le reste de L’ouvrage ses forces ont trahi son goût. Une cantatrice médiocre, Mlle Faivre, a rendu le rôle de Marceline insupportable, tandis que le ténor, M. Guardi, a chanté avec assez de sentiment l’air de Florestan. M. Battaille seul est à sa place dans le rôle de Rocco, qu’il joue avec esprit et chante avec ampleur. L’orchestre lui-même nous a paru un peu faible, soit dans l’exécution de l’ouverture, qui est loin d’être un chef-d’œuvre, soit dans les accompagnemens de cette partition trop robuste. Il n’y a que la marche très originale qui sert d’introduction au second acte qui ait été exécutée avec finesse. Quoi qu’il en soit de nos critiques, l’opéra de Fidelio est bon à entendre, et les amateurs de la grande musique ne peuvent se dispenser de faire un pèlerinage au Théâtre-Lyrique.

P. Scudo.

V. de Mars.