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Ma situation militaire au moment où commença la guerre d’Italie permit au maréchal Canrobert de me prendre encore une fois auprès de lui comme officier d’ordonnance. Je reçus l’ordre de mon départ dans les derniers jours d’avril. Je traversai rapidement la France, toute frémissante de cette émotion enthousiaste qu’elle s’étonne elle-même de toujours trouver en elle aussitôt qu’elle voit debout, et lui faisant signe, les guerres mêmes qu’elle n’a point appelées. Depuis Paris jusqu’à notre frontière des Alpes, je rencontrai sans cesse ces regards qui nous paient d’avance de toutes les blessures que nous pourrons recevoir, ces regards qui se réunissent tous pour en former un seul, que chaque soldat emporte dans son cœur, le regard de la patrie. Étrange chose ! il n’y a point de générations qui ne vieillissent, il y a même des générations qui naissent vieilles ; que d’âmes désespérées adressent continuellement à la jeunesse le mot de Brutus à la vertu ! Où trouver, s’écrie-t-on sans cesse, l’être désigné par ce divin nom, qui signifie le dévouement, la chaleur, la foi avec sa grandeur et ses grâces, c’est-à-dire la prescience de l’avenir et toutes les saintes crédulités ? où le trouver ? Eh bien ! il est auprès de nous, il nous enserre, et, pour me servir sans peur d’une expression surannée, c’est cet antique pays de France. Là brûle un feu sacré, dévorant bien souvent ceux qui le gardent, mais ne s’éteignant jamais, Dieu merci. Chacun de nous peut pleurer sa force brisée, ses illusions disparues, être ou se croire vieux tout à son aise. Heureusement notre mère est jeune, même d’une bouillante et prodigue jeunesse, qui, au service de ses désirs et de ses rêves, de ses pitiés et de ses colères, garde un trésor inépuisable de sang dont elle fait pleuvoir les gouttes brûlantes sur le monde entier.

J’arrivai en chemin de fer jusqu’aux Alpes. Tout un régiment d’infanterie avait pris place dans le convoi qui m’emportait. Envoyé en avant parle maréchal Canrobert, je reçus l’hospitalité dans un wagon d’une bande de jeunes officiers, tous impatiens de lire cette première page du roman de la guerre qui ressemble, par son ardent et mystérieux attrait, à la première page d’un autre roman. Sur les rails, qui obéissent parfois aux caprices d’une nature violente aussitôt que l’on pénètre en Savoie, et se mettent à suivre les aspérités d’un terrain montueux, notre convoi, chargé d’hommes, de chevaux et d’armes, prit d’orageuses allures. Notre wagon s’abandonna peu à peu à des balancemens de chaloupe brusquement interrompus par des temps d’arrêt qui nous heurtaient les uns contre les autres. À chacun de ces chocs imprévus, des exclamations joyeuses sortaient de la bouche d’un de mes voisins, bouche ombragée d’une moustache dont chaque poil appartenait encore à l’heureuse famille des