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savoyard. Mon hôte, le curé du lieu, avait un aimable esprit et une gracieuse figure ; il me fit songer au héros d’un grand poète, puis, l’auteur de Jocelyn lui-même serait de mon avis, à une œuvre plus touchante encore et plus idéale que la sienne. Il y avait comme un parfum de l’Évangile dans les humbles détails où mon hôte entrait pour s’occuper de mon bien-être. Je me séparai de ce prêtre comme d’un ami. L’idée chrétienne est la seule région où les amitiés subites aient le droit de naître et d’être parées dès leur naissance d’une grâce immortelle. Le lendemain de mon séjour à Modane, je couchais au pied du Mont-Cenis.

Les montagnes sont couronnées d’une poésie éternelle comme les neiges qui blanchissent leurs sommets. Ce n’est jamais sans émotion que l’on gravit ces mystérieuses hauteurs, dont l’existence, ainsi que celle du désert et de la mer, n’a aucune raison humaine. Il semble toujours qu’on trouvera sur leurs cimes je ne sais quoi de superbe et d’inconnu. Ce je ne sais quoi, on le rencontre souvent en effet au sein de ces âpres solitudes, soit dans le ciel, qu’on voit de plus près, soit dans son cœur, que l’on écoute mieux. Si les montagnes agissent sur nous avec tant de force dans les circonstances habituelles de notre vie on peut concevoir de quelle puissance elles doivent être armées pour celui qui les aborde à des heures solennelles, tout rempli de ces pensées que l’approche des grands événemens rassemble frémissantes et pressées au fond de notre âme.

Je commençai l’ascension du Mont-Cenis au lever du jour. Quand le me mis en route, je marchais dans un air tiède, à travers des arbres parés d’une verdure printanière. Peu à peu je gagnai ces hauteurs où la végétation change d’aspect, où l’on ne rencontre plus que deux espèces d’arbres, quelques chênes isolés, dans des attitudes inspirées et violentes, pareils à des prophètes centenaires, travaillés dans le désert par l’esprit de Dieu, et ces grands pins, droits, immobiles et sombres, images d’une résignation lugubre, qui ont l’air délaisser tomber leurs bras en disant : « Tout est consommé. » Je pénétrai enfin dans les régions froides et désertes. J’abordai ce vaste plateau couvert de neige où l’on est pris d’une soudaine tristesse où l’on se demande pourquoi tant d’altières magnificences prodiguées à cette montagne qui porte un suaire, où, au contact d’une nature glacée, on s’imagine un instant que le terme de tous les enchantemens d’où l’on sort est un baiser sur les lèvres d’une morte. J’éprouvai une sorte de bien-être quand, après avoir descendu les dernières pentes du Mont-Cenis, je m’engageai dans la route de Suse. Je prenais possession de ce champ clos qui depuis tant d’années appartient à nos armes. On dit que l’Italie est notre tombeau ; je ne le crois pas. Si c’est notre tombeau, en tout cas, la