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ligne de fer dans les airs, sont l’organisation de la fièvre universelle. Suse, outre beaucoup d’ennuis, renferma pour nous une tristesse : le général Bouat, en prenant son repas dans une auberge où se pressaient une foule d’officiers, fut frappé d’une mort subite.

Le général Bouat était un chef énergique qui s’était fait apprécier des soldats en Crimée. Sa mort produisit sur la troupe Une impression pénible. Bans ce sort d’un homme renversé par une force invisible à quelques pas de l’ennemi, ne recevant point pour son dernier voyage, sur le seuil d’un champ de bataille, l’aumône d’un morceau de plomb ou de fer, il y avait ce genre de fatalité ironique qui offense si cruellement notre esprit. Au moment même où je quittai Suse, le cercueil qui renfermait les restes du général Bouat était exposé sous les arcades d’une rue pleine de mouvement et de bruit, devant l’auberge où ce vaillant soldat avait trouvé cette misérable mort Je me disposais à escorter ses dépouilles au cimetière, quand je reçus l’ordre de partir sur-le-champ pour Turin, où le maréchal Canrobert s’était rendu de nouveau il y avait à peine quelques heures. Au lieu de revenir à Suse comme il le pensait en partant, le maréchal restait à Turin, où sa présence était nécessaire. Je profitai d’un convoi qui emmenait quelques hommes et quelques chevaux appartenant à une batterie d’artillerie, je m’installai dans un wagon avec l’officier chargé de ce transport, et me voilà de nouveau entraîné vers l’inconnu par la force qui fait aujourd’hui marcher les vivans aussi vite que les morts de la ballade.

Dans mon rapide trajet, je retrouvai plus ardent, plus expansif encore, l’enthousiasme qui était venu fondre sur nous dès nos premiers pas en Savoie. Malgré les obscurs voyageurs qu’il portait, notre convoi ne pouvait point s’arrêter sans être salué par des populations entières, accourues aux stations. Nous recevions, mon compagnon et moi, les honneurs les plus imprévus et les plus singulièrement en désaccord avec nos épaulettes. Ainsi nos signes désespérés ne purent persuader à une garde nationale rustique, rangée en bataille sur notre passage, de ne pas nous présenter les armes. Quant aux fleurs, elles commençaient leur rôle : ces légers et odorans projectiles, que la mitraille devait remplacer bientôt, pleuvaient sur nous de tous côtés. Les fleurs étaient le langage du patriotisme féminin, patriotisme plein de grâces inattendues et impétueuses, qui avant le combat nous versait à grands flots le vin du triomphe. Les mères prenaient leurs enfans dans les bras et poussaient sous nos lèvres des têtes blondes. Il faut bien l’avouer, nous étions attendris tout en nous moquant de notre attendrissement. L’humeur de notre nation est à la fois enthousiaste et sceptique. Le cœur du dernier de nos soldats est fait comme un poème de lord Byron, avec