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cette étrange matière formée de la passion et de la raillerie. Que dire enfin ? femmes, enfans et fleurs nous conquéraient à notre insu ; nous faisions de ces trois élémens une aimable et charmante trinité qui nous représentait toute l’Italie.

J’arrivai à Turin dans la nuit, par un violent orage qui rendait toutes les rues désertes. Je me fis conduire au palais du roi, où le maréchal Canrobert était installé. Ce fut à la lueur d’un éclair que j’aperçus pour la première fois ce vaste château, qui a quelque chose de guerrier et de claustral. Cette clarté, du reste, convenait merveilleusement à ces pierres et au moment où je les voyais. Le matin même, le roi était parti pour se mettre à la tête de ses troupes. Turin avait vu s’éloigner son souverain avec émotion, et la vieille demeure royale avait un air de veuve, mais de veuve altière. Heureuses de nos jours les royales demeures que les guerres seules forcent à recevoir les adieux de leurs maîtres ! Je passai la nuit presque tout entière près de la chambre du maréchal, dans un grand salon où veillaient avec moi quelques officiers. À chaque instant, la télégraphie électrique nous transmettait une nouvelle dépêche. Souvent le maréchal venait au milieu de nous, consultait ses cartes et prenait les mesures que lui conseillaient les graves intérêts dont il était chargé. Cette guerre faite ainsi la nuit, dans le silence du cabinet, au milieu de ce palais délaissé, avait une émouvante bizarrerie : c’était comme la lutte d’un médecin au chevet d’un malade contre ces ennemis invisibles auxquels s’attaque la science. Quand les dépêches nous laissaient en repos, je m’enfonçais dans un fauteuil, et à travers la fumée de mon cigare je regardais les lieux qui m’entouraient. Dans ce splendide quartier-général, je me rappelais les baraques de la Crimée. Je songeais à tous les logis que nous habitons en ce monde, depuis la maison de notre enfance, la première maison, la maison aimée, toute remplie pour nous d’intimes familiarités et de profondes tendresses, jusqu’à ces gîtes imprévus, étranges et parfois cruels, où nous conduit ensuite la vie quand elle prend les allures fantasques du songe.

Évidemment, si dans le cours régulier d’une existence paisible j’avais visité un jour ce palais de Turin, que tant de voyageurs ont regardé déjà et regarderont encore d’un œil indifférent, cette visite m’aurait laissé quelque pâle souvenir que je n’évoquerais pas sans doute de ces régions de notre esprit où s’entassent les ombres des choses passées ; mais ce palais s’est offert à moi dans ces conditions singulières où la guerre place vis-à-vis les uns des autres les êtres de toute nature, soit inanimés, soit vivans, que ses caprices tout puissans rapprochent. De là les vives images que j’en ai gardées. Ainsi je revois sans cesse cette salle d’armes que je traversai d’un