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portant, lui aussi, un grand habit et des culottes courtes, se trouve tiré soudain à vingt exemplaires. Je n’ai pas toutefois à m’accuser d’une pensée moqueuse. Si une pareille pensée eût un instant traversé mon esprit, elle eût été effacée comme le juron de l’oncle Tobie, et sans le secours d’une larme céleste, par un simple mouvement de mon cœur.

On nous servit à déjeuner dans une salle basse. Au moment où notre repas finissait, une assez vive fusillade, appuyée par quelques coups de canon, se fit entendre du côté de la Sesia. Je montai à cheval par l’ordre du maréchal. Un combat, dont nous séparait la rivière, se livrait près de nous. Les Piémontais délogeaient les Autrichiens de Palestro. J’entendais le bruit de ce combat dans une grande prairie que le cours d’eau traversait. Le village où se passait l’action était trop loin et environné de trop d’arbres pour qu’il me fût possible de rien distinguer ; mais évidemment l’armée piémontaise était victorieuse, car la fusillade s’éloignait, et quand elle eut entièrement cessé, aucune troupe n’apparut sur la rive que nous devions aborder le lendemain. Si les Autrichiens avaient été vainqueurs, ils auraient probablement songé à faire observer la rivière, que nous étions sur le point de franchir.

Les travaux nécessaires à cette opération ne se firent pas attendre. De grandes prolonges, traînées par de vigoureux attelages, chargées de bateaux et de planches, traversent Prarolo, à la grande satisfaction des troupiers, qui chérissent, comme les enfans, tout incident nouveau dans leur vie, et se plaisent particulièrement aux œuvres rapides, soit de construction, soit de destruction. Ces prolonges portent notre équipage de pont, et l’un des hommes qui ont le plus travaillé aux attaques de Sébastopol, le général Lebœuf, vient lui-même diriger les efforts de nos pontonniers. C’est dans cette prairie, où tout à l’heure j’écoutais le bruit de la fusillade, que l’on décharge nos prolonges et que nos travailleurs se mettent en action. Le maréchal Canrobert s’est transporté en ce lieu, où arrive bientôt aussi un officier d’ordonnance de l’empereur. Ce que je vois m’intéresse et m’amuse. C’est à ce dernier point que je tiens surtout, car j’avoue que j’ai un profond éloignement pour toute chose humaine, œuvre d’art ou de guerre, tableau, statue, poème ou combat, dont on peut dire : « Cela m’intéresse, mais cela ne m’amuse pas. » S’il est un plaisir grossier que le ciel réprouve, contre lequel proteste notre âme par d’invincibles tristesses et de mystérieux dégoûts, il est un plaisir au contraire que je crois noble, divin d’origine, comme la vie elle-même, dont il est la chaleur et l’éclat. C’est ce plaisir que je connais, que je cherche, dont je voudrais m’emparer sans cesse. Je ne crois bien voir et juger que les choses qui m’ont apparu dans sa lumière.