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à coup un grand bruit se fit dans le village ; c’était l’empereur, qui venait juger par lui-même des événemens de la journée. La grande rue où s’avançait son cortège était encombrée de cacolets portant des blessés. Parfois de quelques corps affaissés se ballottant sur ces fauteuils de cuir s’échappait le cri lugubre et poignant qu’arrache à la chair vaincue une douleur surhumaine. On entendait plus souvent des cris énergiques, d’ardentes et mâles paroles, l’expression enfin d’une vie passionnée et intrépide s’attachant aux lambeaux d’une enveloppe déchirée comme un assiégé aux murs d’une ville en ruine. — Allons, docteur, dépêchons, débarrassez-moi de cela ! — Je n’oublierai ni l’accent de ces mots, ni la bouche qui les prononçait. Celui qui parlait ainsi au seuil d’une ambulance, avant même d’être descendu du mulet dont il avait rougi le flanc par le sang échappé de ses veines, était un vieux zouave au front rasé, à la barbe de patriarche, aux yeux d’un bleu clair s’ouvrant dans une face bronzée. « Cela, » c’était son bras brisé, déformé, inerte, et ne tenant plus à son corps que par quelques linéamens ensanglantés. Je dirais, si j’osais employer un pareil mot à propos d’une telle image, que cet homme me fit plaisir, car le triomphe de l’homme sur la souffrance sera toujours un des plus nobles spectacles de ce monde. Cette victoire, célébrée par des voix éloquentes, a entouré d’un pompeux éclat bien des personnages qui peut-être ne valaient pas ce stoïque obscur dont je n’ai pas su le nom, et dont la vertu n’aura point laissé d’autre trace que la vibration d’une parole virile dans mon âme.

Dans cette même rue de Palestro, à l’heure où je me reporte maintenant, une autre vision m’attendait, dont je voudrais rendre l’éblouissement rapide. J’aperçus une pièce de canon qui roulait sur le pavé et que ne tramait pourtant aucun attelage. Elle était poussée par ceux qui venaient de la conquérir. À la droite de cette pièce, dont sa main couvrait la lumière, marchait un zouave aux traits sérieux et réguliers, décoré au front non point d’une cicatrice, mais d’une blessure toute fraîche, toute béante, d’un rouge éclatant et sacré comme le premier ruban d’un légionnaire. Si je ne l’avais sue déjà, ce soldat m’aurait appris une étrange chose, l’incarnation soudaine qui, à certaines heures de vastes et violentes émotions, se fait tout à coup des pensées les plus brillantes et les plus hautes dans les plus simples, parfois dans les plus grossiers. Le nom de cet homme qui criait au médecin de lui arracher son bras, je regrette de ne pas le savoir ; son visage m’a laissé un souvenir distinct : c’était celui d’un rude compagnon que je retrouverais avec bonheur. Le nom de ce soldat qui étendait sa main sur ce canon enlevé à l’ennemi, je n’ai pas besoin de le connaître, car ce soldat en