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terrain et à l’action où ils sont lancés, forment un mélange de tous les corps et da toutes les compagnies : grenadiers, fusiliers, voltigeurs ; chasseurs à pied tournoient sous le feu dans de mêmes groupes où frappe également la mort.

Je ne voyagerai jamais entre les deux talus d’un chemin de fer sans songer à la tranchée où j’arrivai à la suite du maréchal. La cime de cette tranchée est écrêtée par les balles et semée de cadavres en capotes grises. Il faut franchir ce rempart et repousser les tirailleurs autrichiens, dont la ligne se prolonge jusqu’à Ponte-Vecchio-di-Magenta, où nous devons à tout prix nous établir. Le maréchal fait gravir à son cheval cet escarpement ensanglanté, ramasse autour de lui quelques hommes et m’ordonne de les porter sur une butte qui s’élève en avant de nous, d’où, dominant un terrain couvert, il faut débusquer l’ennemi. Secondé par le chef de son artillerie, le général Courtois d’Hurbal, qui, sans commandement par le retard forcé de nos pièces, a pris ce jour-là le rôle d’aide-de-camp, il établit lui-même d’autres tirailleurs et relie au village de Ponte-Vecchio la butte où il m’a placé. Cette butte était surmontée d’un kiosque couvert de pampres qui est resté agréablement dans mon esprit. Tout l’espace du reste qui s’étendait entre cette hauteur verdoyante et le village que le général Gyulai nous a disputé si vivement offrait le plus attrayant aspect. Les arbres y étaient enlacés par les festons de cette vigne grimpante qui est la couronne de la campagne italienne. C’était un lieu semblable à celui où le Corrège a mollement étendu son Antiope ; mais ce lieu alors était bien loin d’être propice au repos. Toutes les charmilles abritaient des tirailleurs. Les balles sifflaient à travers les arbres, dont elles emportaient les feuilles et brisaient les branches. Il y avait pourtant des figures couchées sous ces bruyans ombrages ; seulement ce n’étaient point des figures vivantes. Les cadavres étendus dans ces lieux arcadiens, au pied de ces mûriers touffus, sous ces rameaux de vigne, tiraient un effet puissant de ce qui les entourait. L’orage dont j’ai parlé tout à l’heure s’était dissipe. Le ciel avait cette gaieté attendrie, la terre cet émouvant éclat qui suivent les bourrasques du printemps. Les corps où régnait la mort gisaient sur une herbe brillante, toute remplie de cette tiède et féconde existence qui gonfle le sein de la nature quand elle enfante ses merveilles de chaque année. Eh bien ! cette bataille en cette saison, à travers ce beau pays, offrait à l’âme un charme violent, elle l’inondait de cette volupté douloureuse qui est le secret suprême de toute jouissance humaine. Nul de nous en ce moment n’aurait pu accuser le ciel de ne pas remplir cette coupe avide que, suivant un poète, nous lui tendons éternellement. Le ciel nous jetait avec profusion au contraire