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Toutefois c’est du soldat mutilé que j’ai gardé le plus vif souvenir. Cette poignée de main sur ce brancard décoré par des épaulettes de laine m’a singulièrement remué. Elle renfermait, suivant moi, toute la tristesse et toute la grandeur de ces éclatantes et mystérieuses journées, pleines d’un charme sans mélange pour des combattans obscurs, mais faites pour remplir d’une solennelle émotion ceux qui tiennent du ciel le terrible droit de les nommer leurs filles.


V

La nuit commençait à tomber, et le champ de bataille se refroidissait comme les cieux ; les bruits et les ardeurs de la lutte qui avait rempli la journée s’éteignaient de toutes parts. Les cadavres couchés sur la terre n’étaient plus offensés ni par la lumière du jour ni par le regard des vivans. Les ténèbres les ensevelissaient, et le vent du soir les pleurait. Dans la direction de Ponte-Vecchio, que je cherchais à regagner, je rencontrai le maréchal Canrobert, qui se rendait auprès de l’empereur. Je rebroussai chemin pour l’accompagner. J’appris des officiers qui le suivaient qu’après mon départ le combat s’était prolongé encore dans les rues de Ponte-Vecchio-di-Magenta. Dans ce combat, me dit-on, le chef de notre état-major, le colonel de Senneville, avait reçu une balle au cœur. Le colonel de Senneville était le dernier officier à qui j’adressais la parole en me séparant du maréchal ; il m’empruntait, je crois, en ce moment le feu de mon cigare. Je devais aller le lendemain ensevelir ses dépouilles dans ce lieu même où, sans le savoir, je lui avais dit un éternel adieu. J’avais une respectueuse affection pour cet homme vaillant et calme que j’avais déjà connu en Crimée. Puis, par un de ces caprices de la mémoire, fréquens à ces heures violentes où l’esprit reçoit tant d’impressions, je me rappelais avec une force singulière le dernier regard que j’avais vu dans ses yeux. Pendant la soirée où l’on m’apprit sa rapide et noble fin, je sentis continuellement ce regard sous ma cervelle. Il y ouvrait comme un abîme où je faisais descendre cette rêverie mêlée d’amertume et de douceur qui va de notre âme à celle des morts.

Cette funeste nouvelle n’était pas la seule que je devais apprendre ce soir-là. Pendant que l’empereur s’entretenait avec le maréchal Canrobert, je sus que nous avions perdu le général Cler et le général Espinasse. C’étaient encore deux figures d’Afrique et de Crimée qui disparaissaient pour moi, et deux figures que j’avais vues passer dans des clartés glorieuses. Ces deux hommes avaient eu du reste assurément le trépas qu’ambitionnaient leurs cœurs. Pour parler le langage de Montluc et de Brantôme, tous deux étaient les nourrissons