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de village, et cependant de chaque côté du pont, sur des rampes escarpées, la mort avait placé deux enseignes sinistres : c’étaient deux monceaux de cadavres réunissant des types et des vêtemens variés. Un zouave avec une barbe monacale était étendu les bras en croix ; son front pâle reposait sur la poitrine déchirée d’un Autrichien ; auprès de lui se serrait un grenadier dont on ne voyait pas le visage, car il était tombé la face contre terre, mais qui avait dans ses cheveux courts et drus ce je ne sais quoi qui sent la toison nouvelle, caractère commun aux têtes de novices et de jeunes soldats. Cet homme était bien un jeune soldat en effet ; je pus m’en convaincre en voyant son honnête visage, que reconnurent deux de ses camarades. « — Tiens ! firent les compagnons de ce mort qui se promenaient sur le champ de bataille, fouillant de leurs regards curieux les débris dont ils étaient entourés, voilà un tel qui manquait à l’appel ce matin. »

Ces corps sans sépulture étaient un spectacle qu’on ne voulut point laisser aux soldats ; l’ordre fut donné de creuser partout des fosses, et le sol enferma bientôt ces cadavres qui flanquaient les deux côtés du pont : Autrichiens et Français furent ensevelis côte à côte ; habits bleus et habits blancs disparurent cachés par les mêmes pelletées de terre. Ainsi naissait sous la main des fossoyeurs la fraternité, cette fleur idéale que les songeurs demandent aux régions de la vie et qui ne veut s’épanouir que dans la tombe. J’étais destiné à voir ce jour-là toutes les natures de funérailles qui suivent les vastes actions. Le maréchal Canrobert voulut rendre les derniers devoirs au chef de son état-major, le colonel de Senneville.

Il partit accompagné de quelques officiers parmi lesquels je me trouvais ; il se rendit à l’entrée de Ponte-Vecchio-di-Magenta, au coin du champ où la veille j’avais parlé pour la dernière fois à celui dont j’allais voir disparaître les restes. Il y a aux heures tristes de la vie des lieux qui opèrent dans notre mémoire un miracle semblable à celui du saint suaire. Ce paysage, où vers la fin du jour j’ensevelis un compagnon aimé, a laissé son empreinte sur mon esprit, nette, vivante, comme la face divine sur le tissu dont elle fut touchée. Je vois la maison qui s’élevait derrière moi, le pré qui était à ma gauche, et où les hussards de notre escorte s’arrêtèrent pendant la cérémonie funèbre pour faire un fourrage improvisé. Je vois plus que tout cela encore : le sentier étroit où gisait, enveloppé dans une couverture de campement, le corps du colonel de Senneville. Le maréchal Canrobert fit soulever le grossier linceul qui lui dérobait un visage ami. Il attacha sur ces traits rendus pour quelques instans à la clarté du jour un regard rempli à la fois de mélancolie et de fermeté, puis il lit creuser lui-même par des grenadiers la fosse, où l’on allait déposer le cadavre. Pour savoir si cette fosse