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Le 23 juin au soir, le maréchal Canrobert réunit à sa table les généraux du troisième corps. On savait que le lendemain, à quatre heures, on se mettrait en route, que l’on marcherait en ordre de bataille, et que l’on était en présence de l’ennemi. Aussi le repas eut-il cette gaieté d’une nature haute et sereine que donne à ce genre de réunion l’approche des heures décisives. Les grands périls, ainsi que les grandes cimes, quand ils se dressent devant nous, laissent tomber sur notre vie une ombre qui donne soudain aux plus vulgaires et aux plus habituelles de nos jouissances quelque chose de profond et de pur. Il y avait douze ans, à pareil jour, la veille d’une bataille bien différente de celle que me réservaient les champs de l’Italie, mais rude, mais terrible aussi, et qui restera couronnée à travers les siècles d’une gloire douloureuse, je prenais place à une table dont les convives, par une singulière volonté du sort, devaient tous être frappés le lendemain. Cette fois les mêmes destinées ne nous attendaient point ; nul d’entre nous déjà n’appartenait à la mort, mais tous appartenaient au danger, et à un de ces dangers généreux, féconds, désirés, dont l’étreinte laisse des traces ineffaçables aux âmes qui les ont subis.

Les convives du maréchal se retirèrent de bonne heure pour vaquer aux préparatifs qu’exigeait la journée du lendemain. Je restai avec quelques-uns de mes compagnons dans le Salon de la villa qui nous donnait son hospitalité. À l’extrémité de ce salon, dont les fenêtres s’ouvraient sur le jardin et où pénétrait l’air parfumé d’une soirée de juin en Italie, se trouvait un piano qui déjà plus d’une fois avait occupé nos loisirs. Un vieil Italien, l’ami du maître de la villa, que je n’avais pas vu entrer au milieu de nous, s’empara de cet instrument et se mit à jouer des mélodies de Mozart. Le piano était médiocre, et celui qui le faisait résonner n’était pas à coup sûr un maître illustre ; mais cette musique inattendue me fit plaisir : elle avait, dans les circonstances où je l’entendais, je ne sais quoi de mélancolique et de fantasque qui me rappelait les maladives inspirations d’Hoffmann. C’était maître Kreissler ou plutôt son fantôme que je croyais entrevoir dans le coin de cette pièce, où mes yeux erraient sur des objets qui m’étaient inconnus la veille, et qui, dans quelques heures, allaient m’être pour toujours étrangers. Le salon n’était plus éclairé que par une seule bougie jetant une lumière chevrotante comme le jeu du vieux musicien. Enseveli entre les coussins d’un divan, je suspendais mon esprit avec une bizarre volupté à ce filet de lumière et de musique. Sentant déjà sur mon front l’ardente haleine du lendemain, je savourais dans l’obscurité la fraîcheur de l’heure présente. Telle fut pour moi la veille de Solferino.

Le 24 juin, à deux heures et demie du matin, le troisième corps se mettait en marche. Tout près du village que nous quittions, nous