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la Pologne, secouer le sommeil des Grecs et des Slaves en hâtant les renaissances auxquelles touche aujourd’hui le monde ; mais pour atteindre un pareil but, il aurait fallu consentir sans arrière-pensée à l’extension territoriale ardemment souhaitée par la Russie, et se résigner à reconnaître quelque puissance hors de la sienne. En permettant à son jeune émule de régner un jour à Constantinople, lorsqu’il se préparait lui-même à déclarer Rome la seconde capitale de l’empire français, Napoléon aurait du moins jeté une ancre dans la mer sans fond où s’abîma sa destinée. Sans méconnaître les périls lointains d’une pareille combinaison, il n’est pas interdit de penser que la rivalité des forces lui aurait été moins funeste que l’isolement qui fit sa perte. L’empire d’Orient était le seul contrepoids que pût recevoir l’empire d’Occident, si le monde était condamné au malheur de le subir ; mais, pas plus à Tilsitt qu’à Erfurt, Napoléon n’avait voulu fortifier son allié, car une telle pensée lui répugnait toujours instinctivement. Il s’était proposé, sur le radeau du Niémen, de donner un magnifique spectacle qui servît à couvrir, jusqu’à la consommation de l’attentat de Bayonne, les ténèbres de ses desseins. Le jour où Alexandre, pris au piège malgré une sagacité peu commune, réclama le prix de ses complaisances, pour ne pas dire de sa complicité, Napoléon se cuirassa donc de son égoïsme, et l’on put prévoir avec une sorte de certitude l’heure prochaine où la guerre sortirait des déceptions qui suivent toujours les alliances léonines.

La véritable pensée de Tilsitt, celle qu’y suscitèrent nos conquêtes, contre-balancées par les progrès maritimes de l’Angleterre, ce fut le système continental, tentative encore plus impossible que gigantesque, mais à laquelle la force des choses avait acculé l’empire. L’Angleterre avait obtenu à Trafalgar sa victoire d’Austerlitz, et cette journée lui avait garanti pour jamais l’inviolabilité de son territoire. Obligé de jouer le personnage de Charlemagne sans avoir accompli celui de Guillaume le Conquérant, et trouvant en face de lui un peuple dont la richesse était aussi inépuisable que la haine, l’empereur n’avait qu’un parti à prendre : c’était de priver d’air vital son ennemi en l’atteignant dans son commerce extérieur, puisqu’il lui était désormais interdit de le frapper sur un sol où il était inexpugnable. Vaincre la mer par la terre, telle fut la formule rigoureuse dans laquelle étaient venues se condenser les dernières conséquences de la théorie impériale. À ce compte, on armait, il est vrai, contre soi tous les intérêts de la vie domestique : il fallait, depuis Lisbonne jusqu’à Archangel, déclarer en état de trahison contre le grand empire quiconque consommerait du sucre de canne ou se vêtirait de coton ; mais cet audacieux défi à toutes les habitudes et à toutes les bourses était le dernier mot du système. Cette extrême