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que les particuliers. Lorsqu’on prétendait lui ouvrir les veines pour exprimer les dernières gouttes de son sang, elle résistait à ces immolations bien moins encore parce qu’elles étaient cruelles que parce qu’elles lui semblaient inutiles. En entendant l’empereur soutenir qu’il aurait changé la face des choses et l’issue de la guerre, si la capitulation de Soissons n’avait pas livré à Blücher le passage de l’Aisne, en le voyant quelques semaines après dévouer à toutes les malédictions de la postérité le malheureux général qui, après la capitulation de Paris, avait cessé une résistance manifestement impossible, la France se disait que, pour tromper le monde et s’abuser lui-même, le grand homme aux abois en imposait à l’histoire ; elle pensait avec toute raison que d’aussi petites causes ne pouvaient entraîner d’aussi grands effets ; elle persistait donc à faire peser sur Napoléon seul la responsabilité d’une catastrophe provoquée par une politique à laquelle la nation était demeurée parfaitement étrangère, et dont elle avait dès lors tout droit de se laver les mains.

Aussi l’abîme qui séparait l’empereur de la France s’élargissait-il en quelque sorte à vue d’œil. Au sein du pays qu’il conviait chaque jour à un patriotique martyre, les éclats de sa voix se perdaient en quelque sorte dans le vide ; l’écho ne lui en était plus renvoyé que par quelques sénateurs plus inquiets de leur sort que du sien ; il ne le retrouvait que dans les proclamations des préfets et les mandemens de quelques rares évêques attardés dans la soumission et la reconnaissance. Le sénat décrétait des levées, et sur tous les points du territoire les conscrits échappaient aux mains des recruteurs ; des sanglans champs de bataille de la Rothière et d’Arcis-sur-Aube, l’empereur proposait en exemple à la capitale de son empire le siège de Saragosse, et Paris lui répondait en ouvrant avidement son oreille à toutes les insinuations des partis, auxquels la crise avait rendu tout à coup une puissance très imprévue. Cette ville, au lieu d’enfanter son Palafox, allait avoir son Talleyrand. Qu’aurait-elle pu faire d’ailleurs, alors même qu’elle eût voulu, ce qui était loin de sa pensée, prolonger par des moyens extrêmes une résistance qu’elle estimait impossible, et sur laquelle l’empereur avait fondé pourtant toute l’économie de son plan de campagne ? Pour commandant militaire Paris avait le roi Joseph, pour défense le mur d’octroi, pour défenseurs des gardes nationaux et des ouvriers, dont les trois quarts restaient désarmés faute de fusils ; afin de remonter le moral d’une grande population à laquelle on recommandait la guerre des rues et la résistance avec des piques, l’empereur ordonnait secrètement à l’impératrice de partir avec son fils, et faisait transporter au-delà de la Loire le siège de son gouvernement. Enfin, à la dernière heure de ce drame sinistre, il prenait la