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leurs caissons, étaient dispersées au milieu des bagages ; les soldats erraient à l’aventure ; les bachi-bozouks s’étaient enfuis, ils regagnaient Erzeroum, confondus avec les malheureux habitans de la plaine, qui venaient, avec leurs familles et leurs bestiaux, chercher un refuge dans cette ville. Les Kurdes, descendus de leurs montagnes, saccageaient et brûlaient les villages. « La conduite lâche et imbécile de nos pachas, écrit le consul anglais Brand[1], ne nous laisse aucune chance de résister à l’ennemi. Nul doute que notre ville ne soit abandonnée et pillée, d’abord par les Turcs, puis par les Russes. » Heureusement le général Mouravief ne songea pas à poursuivre sa marche. Satisfait d’avoir éloigné Vély-Pacha, il rasa les retranchemens élevés à Kopri-Keuï, et, laissant sur ce point le corps du général Souslof, il reprit la route de Kars.

Cependant la position des assiégés devenait de plus en plus inquiétante. Les vivres diminuaient rapidement ; les soldats avaient été mis à la demi-ration ; les habitans de la ville enduraient déjà de cruelles souffrances. Il en résultait des murmures, des mutineries, des désertions. Des bandes entières de Lazes, quittant leurs postes, essayaient de regagner les montagnes à travers les lignes des Russes. Le plus grand malheur était que les ennemis recevaient jour par jour d’exactes informations sur tout ce qui se passait dans la ville. Ils apprirent ainsi que le colonel Williams se disposait à faire sortir de son camp toute la cavalerie, qui, périssant d’inanition, ne pouvait plus lui rendre le moindre service. Un premier détachement avait échappé à la vigilance des Russes, et était parvenu à regagner un corps de troupes turques qui, sous les ordres d’Aali-Pacha, occupait Olty et Péniaki. Encouragé par ce succès, le colonel Williams avait fait’ choix de douze cents de ses meilleurs cavaliers, et leur avait adjoint deux cents soldats d’artillerie, une partie des bachi-bozouks et une douzaine de pachas dont il ne savait que faire. Cette colonne sortit de Kars à la nuit tombante et s’engagea dans les montagnes. Vers dix heures du soir, elle donna dans les avant-postes russes. Une charge exécutée par les Cosaques la coupa en deux. L’arrière-garde dut regagner Kars en toute hâte. Le gros de la colonne essaya de pousser en avant ; mais, au bruit de la fusillade, des détachemens, qui sur toute la ligne se tenaient prêts à monter à cheval, accoururent de toutes parts. Les Turcs se trouvèrent bientôt séparés les uns des autres. Quelques-uns se jetèrent dans le village

  1. « J’ai déjà appelé l’attention de votre seigneurie, écrit le consul à lord Clarendon, sur le rôle dangereux que devaient jouer dans ce pays les Kurdes en cas de guerre avec la Russie ; ils se conduisent, ainsi que je l’avais prévu, en ennemis acharnés de la domination du sultan. » Cette remarque est digne d’attention. Les Kurdes sont en effet un des élémens de dissolution de l’empire ottoman. Ils habitent la région comprise entre l’Ararat et le Taurus, et coupent ainsi, à la moindre insurrection, les communications entre la Syrie, la Mésopotamie et le reste de l’empire.