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rejoindre ainsi les siens. Arrivé sur une crête, il aperçut enfin les soldats du général Bazin : ils opéraient en ce moment même leur retraite. Un Cosaque, monté sur un cheval blessé, blessé lui-même, se dévoua pour ses compagnons d’infortune. Il parvint à rejoindre le général Bazin, qui s’arrêta et recueillit ces braves gens, réduits, il est vrai, à une poignée d’hommes.

Il était dix heures et demie ; dix-huit bataillons avaient été engagés, il ne restait plus de disponibles que trois bataillons de la réserve. Le général Mouravief en confia deux au général Brummer, qui dut se rendre sur le terrain et juger ainsi par lui-même s’il convenait ou non de prolonger la lutte. Sept mille tués et blessés, qui jonchaient les pentes de Chorak, témoignaient suffisamment des héroïques efforts qu’avaient faits les Russes pour enlever ces lignes. Il ne restait plus évidemment qu’à se retirer. Le général Brummer en donna l’ordre. Il déploya sur la colline de Moukha ses deux derniers bataillons, qu’il destinait à couvrir la retraite. Les différentes colonnes redescendirent alors la pente méridionale du plateau vers le pont de Koutchouk-Keuï, emmenant avec elles leurs blessés, leur artillerie et les deux pièces prises dans la lunette de l’extrême gauche. Les chefs de l’armée turque n’osèrent pas risquer une poursuite, et laissèrent leurs soldats exhaler à la mode de l’Orient la joie que leur inspirait ce succès inespéré. Au son doux et plaintif de leurs flûtes, les chasseurs de l’Arabistan, montagnards zebeks pour la plupart, exécutèrent leur danse nationale sur les cadavres de leurs ennemis.

Les Turcs, qui s’étaient toujours battus à couvert, n’avaient perdu que 1,094 hommes ; les Russes en avaient perdu 7,059. Cette perte fut supportée à peu de chose près par l’infanterie, qui eut ainsi le quart de son effectif hors de combat. Le régiment des grenadiers du Caucase eut à lui seul 1,270 hommes tués ou blessés ; le régiment des carabiniers d’Erivan, 962 ; le régiment des chasseurs de Biélev, 992. « L’infanterie russe, dit le général Kméty, déploya jusqu’à la fin la plus grande intrépidité ; mais l’affaire, comme ensemble, fut menée sans discernement et livrée au hasard. Le général russe, ignorant sans doute que la flèche de Tachmas avait été fermée à la gorge, arrêta son plan d’attaque en conséquence, il semble n’avoir pas un instant supposé la possibilité d’un échec. S’étant trouvé en présence d’un obstacle imprévu, il ne sut pas modifier ses dispositions premières, et s’obstina littéralement à prendre le taureau par les cornes[1]. »

Dans la soirée, l’armée russe avait disparu. Les Turcs conçurent

  1. Nous citons ici l’opinion du général Kméty ; mais nous ne saurions juger de l’exactitude de ses allégations, n’ayant pu nous procurer, du côté des Russes, d’autres renseignemens que le bulletin officiel du général Mouravief.