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encore un instant l’espoir de la voir, après cet échec, se retirer en Géorgie. Leurs regards interrogeaient continuellement l’horizon. Le moindre convoi, la moindre colonne de soldats en marche leur semblait le signal de leur délivrance ; mais c’étaient autant de fausses joies. Il leur fallut se rendre à l’évidence. La garnison était bloquée plus étroitement que jamais, et le général Mouravief semblait résolu à passer, s’il le fallait, l’hiver autour de Kars. Comme le froid devenait de plus en plus vif, il avait fait construire pour ses troupes des baraques en bois au lieu et place des tentes. Ces baraques, véritable merveille au milieu de plaines complètement dépourvues d’arbres, formaient des villes régulièrement percées. De larges cheminées entretenaient l’air et la chaleur dans les demeures des soldats. Le jour pénétrait dans celles des officiers par des fenêtres garnies de vitres. Des écuries abritaient les chevaux de l’artillerie et de la cavalerie. Pour ceux des Cosaques, ils demeuraient nuit et jour au piquet, bravant, grâce à leur épaisse toison, l’inclémence de la saison. Les routes, ensevelies sous la neige, avaient été jalonnées de perches jusqu’à Goumry, et d’immenses transports amenaient journellement aux divers camps les vivres, les fourrages, les bois de chauffage. Les soldats avaient été revêtus de caftans en peau de mouton. Grâce à ces soins, ils ne semblaient guère se soucier d’un froid qui allait toujours croissant. Ils redoublaient de vigilance, venaient toutes les nuits insulter les remparts de la place, et par ces alertes forçaient les assiégés à demeurer nuit et jour sous les armes. Tout semblait conjuré pour lasser la constance des Turcs, la fatigue, le froid, la faim, la soif même, car les fontaines étaient gelées, et la rivière disparaissait sous une épaisse couche de glace. Il avait fallu réduire encore la nourriture des soldats. Elle ne consistait plus que dans les deux cinquièmes d’une ration de pain. Ces malheureux, pour assouvir leur faim, dévoraient, à tout risque, des herbes qu’ils allaient arracher dans les champs autour de la ville[1]. Aussi avaient-ils l’air de vrais squelettes. Leur visage noir comme du charbon, leur peau collée sur les os, leur démarche chancelante, leur voix creuse et à peine accentuée, témoignaient des ravages qu’exerçait la faim sur leur organisation. Ils tombaient morts dans les tentes, dans les maisons, çà et là dans les rues, dans l’enceinte du camp. Les hôpitaux étaient combles. Deux mille hommes avaient péri d’épuisement. Il fallait l’âme de fer du colonel Williams pour résister au spectacle navrant qui l’entourait. Des bandes de vieilles femmes assiégeaient sa demeure, et faisaient retentir leurs cris lamentables

  1. Ce n’est pas une exagération : le docteur Sandwith mentionne l’empoisonnement d’une vingtaine d’hommes qui avaient espéré trouver un aliment dans les racines de la plante nommée hyosciamus niger.