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les deux voyageurs causaient entre eux de la scène grandiose qui s’offrait à leurs regards. Le plus jeune manifestait un enthousiasme assez réservé, comme s’il eût redouté les épigrammes et l’attitude moqueuse de son compagnon. En effet, celui-ci, après l’avoir écouté un moment, répondit d’un ton ironique : — Les merveilles de la nature sont comme celles de l’histoire et de la société ; c’est en réalité un chaos qu’on devrait regarder avec étonnement et pitié bien plus qu’avec satisfaction. Pour moi, je ne vois ici que les traces des étranges révolutions qui, pendant des milliers de siècles, ont ravagé notre triste globe, afin de préparer un théâtre digne d’elle à l’activité déréglée d’une espèce qui porte dans son cœur plus de causes de trouble et de misères que cette terre n’enferme dans ses flancs de causes de destruction.

L’accent de ce raisonneur désenchanté était évidemment russe ; mais il usait de telles précautions contre les frimas de l’automne, qu’on n’apercevait pas même le bout de son nez. En Occident, les habitans du grand empire du nord se plaignent volontiers du froid ; c’est un moyen patriotique de faire comprendre qu’on ne gèle pas en Russie, comme le croit le vulgaire. Lorsque l’étranger fut parvenu à hisser dans la diligence sa maigre personne, son lourd bonnet, ses épaisses fourrures, tout son équipage septentrional enfin, son compagnon prit place à ses côtés. C’était un jeune homme pâle et de petite taille ; il avait l’air doux, presque timide. On lisait dans ses yeux une indécision naturelle, que trahissaient aussi ses gestes. Il parlait peu, et ne semblait occupé qu’à contempler les montagnes. De temps en temps, il jetait un coup d’œil sur son Guide en Suisse, comme pour se donner une contenance. Quand une phrase trop excentrique à son gré sortait de la bouche du Russe, il le regardait d’un air étonné, puis il se remettait à étudier le paysage et son Guide avec une plus grande attention. Une phrase de la conversation des voyageurs m’apprit que le plus jeune était Belge.

À Splügen, on quitte la diligence pour prendre les traîneaux. Les uns se dirigent vers le passage du Splügen qui mène en Valteline, les autres franchissent le Bernardino et prennent la route de Bellinzona. Quand on arrive, au commencement de novembre, dans le village de Splügen, dont les environs sont ravagés par les avalanches, qui entraînent souvent des maisons, des animaux et des hommes, on est sûr d’y rencontrer l’hiver. Le matin, vous étiez encore en automne ; vous aviez joui, dans le canton des Grisons, des lueurs d’un soleil encore tiède : à Splügen, vous trouvez à la fois la neige et l’Italie. En effet, à peine avions-nous débarqué dans la vaste cour de l’hôtel, que les accens si doux de la langue italienne retentissaient à nos oreilles. Une partie des montagnards qui préparaient