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au nombre de leurs plaisirs les plus vifs. Je demandai au docteur pourquoi le vicomte avait paru si occupé de son bouquet de roses de Noël. Il me répondit en souriant : — La raison en est bien simple ; ces belles et pâles fleurs sont le symbole de son premier amour, amour essentiellement flamand, comme les candides héros qui ont joué un rôle dans cette idylle. — Cette idylle, pour me servir des expressions du docteur, je la raconte telle que je l’ai comprise.

Norbert n’avait que vingt ans lorsqu’il quitta l’université de Lou-vain, cette alma mater catholique de la jeune noblesse belge. Il y avait été reçu docteur en droit après de brillans examens, et les professeurs avaient fait insérer dans le Journal de Bruxelles un article enthousiaste qui annonçait à la Flandre un défenseur illustre de sa vieille orthodoxie. Un travail acharné avait malheureusement affaibli la santé du vicomte. Son père l’envoya donc pour quelque temps aux environs de Spa, chez un de ses parens, le baron Engelbert de B… Grand d’Espagne, Félix-Engelbert de B… était l’un de ces types aristocratiques tels qu’on en trouve encore aujourd’hui dans les châteaux de l’Europe occidentale. À une époque où le voltairianisme dominait partout, même dans le faubourg Saint-Germain, il avait mené à Paris une existence très peu mystique. Cependant, lorsqu’il était déjà question de son mariage avec l’héritière d’une des plus fières maisons des Flandres, élevée par des religieuses de Bruges dans cet ardent catholicisme dont la domination espagnole a doté la Belgique, il se laissa conduire par un de ses amis chez l’abbé de Lamennais. L’exaltation du prêtre breton, son évidente bonne foi, sa vie simple et studieuse, son courage à braver les opinions reçues, firent une vive impression sur le baron. Il revint se marier dans son pays, partageant toutes les convictions de sa fiancée, et après la noce il s’enferma avec elle dans un de ses châteaux, sans avoir aucune communication avec les hérétiques et les libres penseurs. Conformant soigneusement son genre de vie à ses théories, il avait refusé de faire partie du sénat, menait l’existence d’un gentilhomme paysan, n’allait guère à la ville, et tournait de plus en plus à une sombre misanthropie, qu’il qualifiait de « mépris d’un siècle ergoteur et corrompu. »

Le baron et la baronne avaient eu deux filles. Marie, l’aînée, qui avait toutes leurs affections, était morte au moment où sa jeunesse et sa beauté s’épanouissaient comme une fleur splendide. La cadette, Antoinette-Ghislaine, qu’on nommait toujours Ghislaine, avait eu pour marraine une duchesse d’Arenberg-Meppen, et pour parrain un prince de Léon, de cette famille française qui a été substituée aux Rohan. Cependant l’illustration de sa race et la fortune