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probablement à cause de leurs chapeaux pointus, de leurs barbes noires, de leurs regards expressifs et de leurs vestes brunes négligemment jetées sur une épaule.

Nous retournâmes à Lugano : le duc, après avoir jeté un coup d’œil sur Melano, ne voulut pas prolonger l’excursion. Pourquoi cependant gardai-je de cette promenade un profond souvenir ? C’est que j’avais trop bien compris en observant le duc et Ghislaine que l’union de ces deux êtres si différens se transformerait tôt ou tard en une lutte douloureuse. Comme tous les esprits étroits, le duc avait le malheur de se croire très capable, parce qu’il possédait au plus haut degré le don de maintenir et d’accroître son bien-être individuel. L’admiration très sincère qu’il avait pour lui-même, pour son rang, pour sa fortune, pour tous les avantages accumulés sur sa tête précieuse, ne lui permettait pas même de penser qu’on pût jamais lui préférer personne. Il aurait dû naître chez les Slaves du sud ou chez les Albanais, parmi lesquels le chef de la famille est pour sa compagne un être infaillible et irréprochable. Malheureusement, dans l’Europe occidentale, de pareilles illusions sont la cause d’une sécurité déplorable, car les combinaisons les plus ingénieuses n’y sauraient rendre le moindre prestige au « principe d’autorité, » tel qu’il est compris dans les pays semi-asiatiques. Toute domination qui n’a pas l’affection et la confiance pour base est exposée à de cruelles déceptions. Le duc s’apercevait bien que l’humeur de Ghislaine devenait de plus en plus difficile, mais il attribuait son état à des causes purement physiques. Il s’était, me disait-il, décidé à voyager pour calmer une surexcitation nerveuse qui menaçait de s’aggraver. Sa femme avait eu dès l’enfance des crises de somnambulisme dont le retour inquiétait les médecins. Il avait donc pris le parti de se diriger vers le midi, d’autant plus volontiers que le climat de la froide Bretagne n’était pas très favorable à sa propre santé.

Les commencemens du séjour que les deux époux firent à Bissone tranquillisèrent le duc, qui avait été un moment inquiet de l’état d’esprit de sa femme. La duchesse était en apparence moins irritable ; mais ce calme précurseur de l’orage n’aurait pas rassuré un esprit sagace. Ghislaine, presque toujours isolée dans ses réflexions, se préparait visiblement à quelque grand parti. En arrivant dans la Suisse italienne, elle était disposée à faire comprendre au duc la valeur du trésor dont il était devenu l’indigne possesseur. Norbert était précisément le personnage nécessaire à l’exécution de ses plans de vengeance. Sans doute il n’avait plus ses anciennes illusions ; mais la puissance des souvenirs de la jeunesse est si grande qu’il est toujours aisé de les réveiller. La fièvre qui brillait dans les yeux de Ghislaine, le son de sa voix, l’animation de son teint, indiquaient assez