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qu’elle entrait dans une de ces heures solennelles où se brisent souvent les organisations incomplètes, qui se jettent dans l’abîme avec l’imprévoyance farouche du taureau qu’irrite le drap rouge.

Norbert, il ne faut pas le perdre de vue, avait été le premier ami et le patient consolateur de Ghislaine. Il lui avait inspiré autant de confiance que d’affection. Quoiqu’elle ne trouvât plus en lui l’enthousiasme qu’elle lui avait autrefois inspiré, cependant le duc ne gagnait guère à être comparé à un homme tel que Norbert, aussi dévoué que modeste, aussi porté à oublier ses désirs qu’à se préoccuper de ceux des autres. Son irrésolution naturelle et la faiblesse de sa volonté n’étaient pas des défauts aux yeux de l’impérieuse Ghislaine, qui avait soif d’autorité, et que son mari s’efforçait maladroitement de maintenir dans une minorité perpétuelle et humiliante. Elle, qui aimait à imposer ses opinions, était flattée au-delà de toute expression de voir son cousin, dont chacun vantait l’esprit et la prudence, adopter avec ardeur toutes ses rancunes et tous ses préjugés contre le duc. À l’époque de son mariage, elle était trop jeune, trop peu portée surtout à la réflexion pour s’être aperçue de l’antipathie qu’avait inspirée à Norbert celui qu’il devait naturellement considérer comme un rival. Aussi, après la rencontre de Bigorio, fut-elle enchantée et surprise de trouver dans l’âme du jeune homme l’écho de ses colères. Elle s’habitua bien vite à lui confier comme autrefois ses déceptions et ses chagrins. Seulement cette intimité, qui était, quelques années plus tôt, dénuée de tout inconvénient sérieux, ne pouvait plus avoir le même caractère. Autant la jeune fille était réservée, autant la jeune femme, animée probablement par le courroux, semblait passionnée. Commençait-elle à aimer dans Norbert l’ami enthousiaste de la jeunesse et le confident sympathique de ses chagrins ? La passion, autrefois endormie dans son cœur, lui donnait-elle ses premiers conseils ? Était-elle arrivée à cette période de l’existence où toute fille d’Eve caresse involontairement des rêves d’amour ? N’obéissait-elle qu’aux pensées de vengeance dont son imagination était obsédée ? Toutes ces causes agissaient probablement sur sa volonté pour la décider à une insurrection complète ; le mot insurrection n’est pas trop fort, car il n’était pas difficile de prévoir que Ghislaine, avec son caractère, loin de chercher à tromper le duc, se ferait gloire de sa révolte.

Le docteur Paul Ivanovitch, habile à saisir les symptômes les plus légers de ces graves phénomènes, m’en parlait parfois avec le ton insouciant d’un observateur habitué aux manifestations les plus excentriques de la nature humaine ; mais l’excellent homme n’échappait pas à l’émotion quand il voyait le malheur fondre avec la sinistre rapidité d’un oiseau de proie sur les personnes qui lui avaient