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témoigné la moindre bienveillance. Un jour il entra chez moi, et s’assit d’un air tellement accablé que je devinai sans peine quelques graves complications ; « Non-seulement Ghislaine, me dit-il, s’est subitement décidée à devenir infidèle à son mari, mais elle l’a bravé par je ne sais quelle confidence audacieuse où le nom de Norbert a été prononcé. » Voici, comme je l’appris plus tard, la scène qui avait eu lieu.

Un soir, Ghislaine était rentrée après la promenade qu’elle faisait chaque jour sur le lac. Le duc s’était montré plus ennuyé, plus occupé de lui-même que jamais. En débarquant, les deux époux avaient trouvé Norbert qui marchait seul au bord de l’eau.

— Venez, lui dit le duc d’un air parfaitement insouciant, venez prendre le thé avec nous. Vous tiendrez compagnie à ma femme, car je me retirerai de bonne heure : ce maudit lac m’a donné un rhume affreux !

Ghislaine prit le bras du vicomte. En la voyant marcher à côté de lui, on eût dit que, fatiguée d’une lutte intérieure, elle allait s’affaisser à chaque pas. Le duc, toujours fidèle aux résolutions que lui imposait l’hygiène, quitta le salon après avoir déposé un baiser sur le front de Ghislaine et invité Norbert, comme il le faisait tous les jours, à revenir le lendemain.

La duchesse attacha un long et mélancolique regard sur la porte qu’il venait de refermer, puis sa tête s’inclina sur sa poitrine comme ces pâles fleurs dont le calice délicat est appesanti par l’abondante rosée du matin. Norbert, surpris de son silence prolongé, la contemplait avec une stupéfaction mêlée d’angoisse. Cette espèce d’extase lui paraissait tellement semblable aux crises de somnambulisme auxquelles il la savait sujette, qu’il commençait à s’inquiéter sérieusement, lorsqu’il vit une larme couler sur la joue de la duchesse.

— Vous souffrez, Ghislaine ? demanda le vicomte d’une voix attendrie.

— Non, dit-elle. Peut-être ai-je souffert ;… mais je ne veux plus souffrir, ajouta-t-elle en regardant Norbert avec exaltation.

Norbert la pressa sur son cœur, et dans cette longue étreinte elle parut oublier, avec les ennuis du passé, les périls de l’avenir.

Les natures imparfaites, qui ne comprennent pas plus la passion que le sacrifice, ne rencontrent jamais dans les entraînemens les plus impétueux la réalisation de leurs rêves. Après avoir essayé d’atteindre l’idéal qui a séduit leur mobile imagination, elles retombent brisées par cet effort à la fois douloureux et impuissant. À peine, au bout de quelques jours, Ghislaine eut-elle sondé du regard l’abîme où elle s’était précipitée, qu’elle se révolta à la fois et contre elle-même et contre Norbert. Elle résolut de ne plus revoir