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il se trouve que précisément ce tableau, que le musée du Louvre possède, est l’un des ouvrages les plus négligés qu’il ait faits. Il paraît enfin qu’il était peu considéré à Florence, et qu’on lui reprochait son mercantilisme, qui devenait tous les jours plus choquant. Ayant essayé quelques intrigues contre Michel-Ange, qui ne devait certainement pas l’aimer, celui-ci le traita en public de « ganache » (goffo nell’ arte). Le Pérugin fît comparaître Michel-Ange devant le conseil des huit, mais il fut honteusement renvoyé sans obtenir la satisfaction qu’il demandait. — Cet homme cupide et sans conviction est cependant, à tout prendre, le représentant le plus distingué de la pieuse école d’Ombrie. On ne sait comment concilier un pareil caractère avec un génie qui, pour avoir été surfait, n’en est pas moins très réel et très élevé, et ce problème n’est pas le moins inquiétant de ceux que présente l’histoire de l’art à cette époque. Tout s’expliquerait si nous ne connaissions que cette série de tableaux fades et béats qui datent des fresques de la salle du Cambio de Pérouse et déshonorèrent les vingt-cinq dernières années de sa vie. Ce ne serait qu’un habile négociant qui, ayant trouvé une veine fertile, l’exploiterait pour son plus grand profit ; mais il y a autre chose chez le Pérugin, et si même dans ses plus mauvais ouvrages on trouve un accent de sincérité, un sentiment religieux, une suavité, une impression pure et chaste qu’il est impossible de méconnaître, ces mêmes caractères sont bien plus évidens encore dans les véritables chefs-d’œuvre qu’il peignit avant 1500 : le Sposalizio du musée de Caen, la Pietà du palais Pitti, l’Ascension du musée de Lyon, et l’admirable fresque de Sainte Marie Madeleine à Florence.

Il faut d’ailleurs que les souvenirs qu’emportaient de cette terre sacrée d’Ombrie les peintres qui la quittaient fussent bien profonds pour que le Pérugin, vivant à Rome et à Florence au temps de Michel-Ange et dans l’intimité de Léonard de Vinci, n’ait jamais abandonné les traditions de l’école. Tandis que les individualités se développaient librement, non-seulement à Florence, mais à Venise, à Bologne, à Mantoue, le Pérugin conservait invariablement les sujets, les types, les dispositions symétriques et uniformes, le dessin sec et maigre, mais aussi la naïveté, la pureté, cette beauté en quelque sorte immatérielle qui caractérise l’école mystique d’Ombrie. Prise dans ses plus faibles ou dans ses meilleurs ouvrages, sa peinture est toujours impersonnelle et hiératique, et cette tyrannie d’un art religieux était tellement puissante, que Raphaël lui-même, quoique appartenant à une autre génération, quoique transporté encore adolescent hors de son pays, la subit, et resta pendant plusieurs années courbé sous ce joug sacré.