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« O mon frère ! » dit-elle. Il s’écria : « Ma sœur ! »
La moissonneuse avait reconnu le chasseur.

Il regarda longtemps la vierge et dit : « Je t’aime !
Et je meurs de désir et d’âpre volupté.
Nous portons tous les deux l’éternel diadème :
L’univers est à nous, à nous l’humanité !
Je t’aime ! mon baiser, qui torture ma bouche,
S’envole vers la tienne et voudrait l’embraser ;
Je t’aime ! viens, je t’aime ! ô déesse farouche,
Dont la pudeur s’irrite en face du baiser !
— O jeune homme ! tu sais, je suis invulnérable,
Et dans mon sein glacé jamais cœur n’a battu ;
Je savoure l’orgueil de ma propre vertu,
Seule, seule ici-bas, superbe et misérable,
Sans connaître la joie et les nobles amours ;
Mais le soir je rapporte à Dieu, dans mes mains pleines,
Les douloureux épis et les gerbes humaines
De la moisson qui naît et qui tombe toujours. »

En coup de vent souffla la lampe, et les ténèbres
Dispersèrent dans l’air leurs caprices funèbres,
Et la nuit enferma dans son obscurité
Des heures de faiblesse ou de félicité.

Dès que l’aube eut levé sa tête virginale,
L’alouette chanta : l’oiseau craint de l’amour
Célébrait le réveil de la vie et du jour.
L’enfant seul entendit la chanson matinale,
S’approcha de la couche où sommeillait encor
Sa compagne de nuit, robuste et reposée,
Prit la faux, secoua sa chevelure d’or,
Ouvrit l’aile et s’enfuit par la vitre brisée.
L’orient, où montait la gloire du soleil,
S’empourpra par degrés d’un sourire vermeil ;
Un clair rayon baisa la brune moissonneuse,
Qui, s’éveillant soudain, s’écria : « Paresseuse !
Dans le mal ou l’ennui l’humanité s’endort.
Quoique l’archer ait pris ma faucille mortelle,
Aujourd’hui comme hier, la moisson sera belle :
Le carquois de l’Amour vaut la faux de la Mort. »

HENRI CANTEL.

Tiflis, 20 janvier 1860.