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de la langue, de la religion ou du souvenir des ancêtres, et devenue Russe de la tête aux pieds. Un zèle d’émulation, une sorte de point d’honneur, portent ces néophytes à se rapprocher de leurs dominateurs et à désavouer leur propre origine. Le cachet officiel apparaît non-seulement sur leurs personnes par l’étalage de l’habit d’ordonnance (moundir), mais jusque dans les appellations de famille ou individuelles. Les noms de Madathian (fils de Mathathias), Arghouthian, Pehpoutian, Aïvaziants, Orbélian, Abgar, Vartan, etc., sont devenus Madatof, Argoutinsky, Behboutof, Aïvazovsky[1], Orbélianof, Apkarof, Vartanof. Dans la liste des noms musulmans, Tarkhan a produit Tarkhanof ; Yousouf, Yousoupof, etc. Cette transformation passe promptement, lorsqu’il y a mélange de sang, du caractère politique à un état physiologique et ethnique. Les contours qui dessinent le relief de chaque type national, adoucis par un frottement continuel, disparaissent rapidement dans une générale uniformité.

Le système d’asservissement des peuples asiatiques suivi par la Russie semble tout le contraire de celui que suivent les Anglais dans l’Inde. Ici un mur de séparation infranchissable s’élève entre la race asservie et les conquérans. Les indigènes ont été réunis en corps de milices, mais sous une discipline particulière et dans des conditions d’infériorité marquée. On leur a laissé seulement quelques fonctions subalternes de l’ordre civil ou judiciaire, tandis que l’accès aux principaux emplois de l’administration, de la magistrature et de l’armée leur est fermé[2]. L’orgueil britannique se révolterait à l’idée d’obéir, sous les armes, à un homme d’un sang réputé inférieur, à le voir siéger dans les hautes cours de Bombay, de Madras ou de Calcutta. Cet éloignement provient, chez nos voisins d’outre-Manche, de leurs instincts aristocratiques, d’un sentiment exagéré de leur propre dignité

  1. Ce nom, qui est celui du peintre de marines dont le talent, devenu populaire en Russie, a été remarqué à notre exposition de 1857 et lui a valu la décoration de la Légion d’honneur, me fournit l’occasion de rectifier les détails biographiques très inexacts qu’a donnés M. Ivan Golovin dans une publication récente intitulée : Autocratie russe, Berlin 1860. Suivant lui, M. Aïvazovsky porte le nom de la ville où il a reçu le jour, de parens tartares si misérables que dans son enfance il cirait les bottes chez M. Kaznatcheïef, qui devina et seconda son talent. La connaissance personnelle que j’ai de la famille de ce célèbre artiste me permet d’affirmer qu’il est né à Caffa, en Crimée, non de parens tartares, mais arméniens, jouissant d’une honnête aisance, et qu’il a été élevé par sa mère, restée veuve et encore vivante. Ses ancêtres émigrèrent d’Ani, ville de la Grande-Arménie, lorsque, après avoir été ruinée par les Tartares mongols au XIIe siècle et détruite entièrement par un tremblement de terre en 1319, elle fut désertée par ses habitans. Le frère de M. Aïvazovsky, Mgr Gabriel, qui a longtemps habité Paris, est actuellement archevêque du diocèse arménien de Saint-Pétersbourg, Bessarabie et Nakhitchévan.
  2. La charte de 1833 proclamait en principe l’aptitude des indigènes à tous les emplois, mais la cour des directeurs de la compagnie des Indes à Londres avait rendu ce privilège à peu près illusoire, en exigeant, entre autres conditions, le plus souvent impraticables, un voyage préalable en Angleterre.