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et de leur supériorité sur les peuples auxquels ils se sont imposés, tout en étant en contradiction flagrante avec l’esprit libéral de leur constitution politique. C’est dire qu’il n’est pas absolu, puisque un Arménien de Madras, enrichi dans le commerce, feu M. Raphaël Gharamian, faisait partie naguère de la chambre des communes à Londres. Il est juste de reconnaître que la société indienne, avec ses préjugés d’exclusion et de haine de l’étranger, sa religion intolérante, sa division en castes héréditaires, présente une agglomération compacte bien autrement difficile à entamer que les nations chrétiennes dégénérées du Caucase, ou les peuplades païennes, bouddhistes ou grossièrement musulmanes que la Russie a rencontrées éparses dans les solitudes de l’Asie septentrionale. Pour caractériser en traits généraux l’attitude qu’ont prise dans ce vaste continent les deux puissances qui aspirent aujourd’hui à se le partager, on peut dire que l’une tend à absorber les nationalités et à les effacer en usant insensiblement leurs forces vives[1], l’autre en les tenant sous un joug de fer et à l’écart, sans espoir d’être jamais relevées de cette déchéance. La séparation et l’esprit d’hostilité, de rancune et de vengeance qu’engendre cette condition servile sont un des enseignemens que l’on peut tirer de la récente insurrection de l’Inde. Si l’on voulait remonter encore plus haut pour chercher la cause première de la différence de ces deux politiques, on la trouverait peut-être dans la diversité radicale du caractère slave et du caractère anglo-saxon, le premier agissant par la concentration des forces individuelles dans une unité collective dont l’autorité absolue est la loi et le mobile suprême, le second par l’expansion isolée et spontanée du principe d’activité que fait germer dans le cœur de l’homme le génie de la liberté.


IV

Après avoir énuméré les élémens de nature diverse qu’admet l’armée du Caucase, il reste à nous enquérir du chiffre total auquel elle s’élève ; mais cette recherche est à la fois très obscure, parce qu’il n’existe aucune source officielle où il soit permis de puiser, et très

  1. Les progrès de ce travail d’assimilation dans lequel est engagée la Russie sont sensibles aussi à l’égard de plusieurs nations européennes : si la Pologne manifeste une résistance invincible à se laisser absorber, cette résistance tient non-seulement au souvenir glorieux d’un passé de luttes et de rivalité, mais encore à ce qu’elle a suivi un courant d’idées tout opposé à celui dans lequel la Russie a été entraînée, le courant des idées occidentales. Par une de ces anomalies fréquentes dans un pays comme la Russie, qui est en voie d’élaboration sociale et a un degré encore inférieur sur l’échelle de la civilisation, si les Juifs ont été tenus jusqu’à présent dans un état d’ilotisme, il n’est pas impossible de prévoir que, par l’acquisition des droits civils qu’on se prépare à leur accorder, ils seront, comme les autres nations, promptement transformés et russifiés.